10
Le commandant Steve Howard plissa les yeux derrière sa paire de jumelles éraflée et scruta les eaux bleues et limpides du golfe Persique qui scintillaient devant lui. La voie navigable ressemblait souvent à une ruche bourdonnante de cargos, pétroliers et bâtiments militaires qui se disputaient la place, surtout dans la partie étroite du détroit d’Ormuz. Il fut d’autant plus ravi de constater qu’en cette fin d’après-midi, le trafic maritime au large du Qatar était pratiquement nul. Devant lui sur bâbord, un grand pétrolier approchait, enfoncé profondément dans l’eau sous le poids de la cargaison fraîche de pétrole brut dans ses entrailles. À sa poupe, il remarqua un petit navire noir de forage qui traînait à deux ou trois kilomètres derrière. Il avait craint un embouteillage de pétroliers et ce fut avec un certain soulagement qu’il abaissa les jumelles sur la proue de son navire.
Il avait en effet besoin de jumelles sur son propre bateau car le coqueron avant se trouvait à près de deux cent cinquante mètres. À l’avant, il remarqua des vagues de chaleur ondulantes qui miroitaient au-dessus du revêtement blanc du pont du Marjan. Le grand pétrolier appartenait à la catégorie des VLCC (Very Large Crude Carrier), navires très gros porteurs, et il était conçu pour transporter plus de deux millions de barils de pétrole. Plus vaste que le Chrysler Building de New York, et guère plus aisé à manœuvrer, le pétrolier était en route afin de remplir ses immenses cales de brut léger saoudien pompé dans le prolifique champ pétrolier de Ghawar.
Le passage du détroit d’Ormuz avait éveillé chez Howard une inquiétude inconsciente. Bien que la marine américaine fut visiblement présente dans le Golfe, elle ne pouvait contrôler chaque navire commercial qui pénétrait dans la voie navigable très fréquentée. Avec l’Iran de l’autre côté du Golfe, et les terroristes potentiels qui rôdaient dans une douzaine de pays de la péninsule saoudienne, il y avait en effet des raisons de s’inquiéter. Arpentant le pont en étudiant l’horizon, Howard savait qu’il serait incapable de se détendre jusqu’à ce qu’ils aient chargé le navire et rejoint les eaux profondes de la mer d’Oman.
Le regard d’Howard fut attiré par un mouvement soudain sur le pont et il ajusta ses jumelles sur un homme sec et nerveux aux cheveux blonds hirsutes qui traversait le pont sur une mobylette jaune. Esquivant et contournant les amas de tuyaux et les valves du pont, le casse-cou poussait sa mobylette à la vitesse maximum. Howard suivit des yeux sa trajectoire alors qu’il décrivait une courbe et dépassait en trombe un homme torse nu allongé sur une chaise longue, qui tenait à la main un chronomètre. .
— Je vois que le maître d’équipage essaie encore de battre le record, lança Howard avec un sourire.
Le second capitaine, penché sur une carte de navigation colorée du Golfe, hocha la tête sans lever les yeux.
— Je suis sûr que votre record va tenir une journée de plus, monsieur, répondit-il.
Howard se mit à rire intérieurement. Les trente hommes d’équipage du superpétrolier ne cessaient de s’inventer des distractions pour combattre l’ennui de ces longs voyages transatlantiques et périodes de relâche pendant lesquelles on pompait le pétrole. Une mobylette branlante, utilisée pour traverser le pont immense lors des inspections, avait soudain été élue instrument de compétition. Un circuit ovale avait été improvisé sur le pont, imposant des sauts suivis d’un virage en épingle à cheveux. Un par un, les membres de l’équipage effectuaient le circuit comme s’il s’agissait des qualifications pour les 500 Miles d’Indianapolis. À la grande contrariété de l’équipage, c’était le sympathique capitaine qui avait fait le meilleur temps. Aucun d’eux ne pouvait deviner que Howard avait passé sa jeunesse à faire des courses de motocross en Caroline du Sud.
— Nous arrivons à Dhahran, monsieur, dit le second, un Afro-Américain de Houston à la voix douce du nom de Jensen. Ras Tannura est à quarante kilomètres. Dois-je désactiver le pilote automatique ?
— Oui, passons en contrôle manuel et réduisons la vitesse à seize kilomètres à l’heure. Prévenez le capitaine de port que nous serons prêts à être remorqués dans environ deux heures.
La navigation du superpétrolier nécessitait de tout prévoir largement à l’avance, spécialement ce qui concernait l’arrêt de la bête. Avec ses réservoirs vides et sa ligne de flottaison basse, le navire était un peu plus maniable, mais pour les hommes dans la timonerie, cela équivalait à déplacer une montagne.
Sur la rive ouest, le désert brun poussiéreux cédait la place à la ville de Dhahran, qui appartenait au conglomérat pétrolier Saoudi Aramco. Passant devant la ville et le port voisin de Dammam, le pétrolier se dirigea vers une mince péninsule qui s’étendait dans le golfe depuis le nord. Sur cette péninsule était implantée l’immense installation pétrolière de Ras Tannura.
Ras Tannura est la Grande Central Station de l’industrie pétrolière saoudienne. Plus de la moitié des exportations totales de brut d’Arabie Saoudite passent par ce complexe qui appartient au gouvernement, relié par un labyrinthe de pipelines aux riches gisements pétroliers du désert intérieur. Au bord de la péninsule, des dizaines d’immenses réservoirs de stockage contiennent l’or noir, stocké non loin de citernes de gaz naturel liquide et d’autres produits pétroliers raffinés qui attendent d’être expédiés vers l’Asie et l’Occident. Plus loin le long de la côte, la plus grande raffinerie du monde traite le pétrole brut à travers un jeu de filtres diffuseurs. Mais l’équipement le plus spectaculaire de Ras Tannura est sans doute le moins visible d’entre tous.
Dans la timonerie du Marjan, Howard ignora les réservoirs et les pipelines sur la rive pour se concentrer sur la demi-douzaine de pétroliers alignés par paires au large de la péninsule. Ces navires étaient amarrés à un terminal fixe appelé Sea Island, qui formait un épi dans l’eau sur près de deux kilomètres. Comme une oasis désaltérant une harde de chameaux assoiffés, le terminal Sea Island remplissait les superpétroliers vides de tonnes de pétrole brut pompé dans les cuves à terre. Invisibles sous les vagues, un réseau de canalisations de soixante-quinze centimètres de diamètre amenaient le liquide noir sur trois kilomètres du plancher du golfe à la station en eau profonde.
Tandis que le Marjan se rapprochait, Howard observa un trio de remorqueurs alignant un pétrolier grec contre Sea Island avant de se diriger vers son propre navire. Le pilote prit les commandes du superpétrolier et amena le bâtiment de biais jusqu’à un emplacement de mouillage libre à l’extrémité du terminal, juste en face du navire grec. En attendant que les remorqueurs les poussent, Howard contempla les sept autres superpétroliers installés non loin de là. Tous faisaient plus de trois cents mètres de long, bien plus que le Titanic, et c’étaient des bijoux de construction navale. Bien qu’il eût déjà vu des centaines de pétroliers dans sa vie et travaillé sur plusieurs d’entre eux avant le Marjan, la vue d’un très gros porteur ne cessait de l’impressionner.
La voile blanc cassé d’un boutre arabe attira son regard et il se tourna vers la péninsule pour admirer le voilier local. Le petit bateau longeait la côte et voguait vers le nord, dépassant le navire de forage noir qui talonnait le Marjan un peu plus tôt et qui stationnait maintenant près de la côte.
— Les remorqueurs sont en position à bâbord, monsieur, l’interrompit la voix du pilote.
Howard hocha simplement la tête et bientôt le navire massif fut poussé à sa place sur le terminal Sea Island. De larges conduites de transfert se mirent à pomper le pétrole brut avant de le déverser dans les cales vides du pétrolier qui commença à s’enfoncer petit à petit dans l’eau. Bien amarré au terminal, Howard s’autorisa à se détendre légèrement, sachant qu’il n’y avait rien à faire pendant quelques heures.
* * *
Il était presque minuit lorsque Howard sortit de son somme et alla se dégourdir les jambes sur le pont avant. Le chargement était bien avancé et le départ pourrait se faire comme prévu à trois heures du matin, permettant ainsi au prochain pétrolier stationnant sagement dans la file d’attente de prendre la place du Marjan.
L’appel lointain d’une trompe de remorqueur lui apprit qu’un autre pétrolier à quai avait ses cuves pleines et s’apprêtait à quitter Sea Island.
Alors qu’il contemplait les lumières scintillant sur la rive saoudienne, Howard fut soudain secoué par un violent heurt des ducs-d’albe contre la coque. Les « ducs-d’albe », ces grands pilotis rembourrés montés le long de Sea Island, permettaient aux navires de s’y appuyer tandis qu’on y pompait le brut. Les coups retentissants des ducs-d’albe ne venaient pourtant pas seulement d’en dessous, se rendit-il compte, mais de tout le terminal. S’approchant du parapet, il passa la tête par-dessus bord et regarda le quai de chargement.
Sea Island la nuit, comme les pétroliers eux-mêmes, était illuminé comme un arbre de Noël. Sous une guirlande de lumières, Howard s’aperçut avec inquiétude que c’était le terminal lui-même qui oscillait d’avant en arrière contre les flancs des pétroliers. Cela n’avait aucun sens, puisque le terminal était fixé dans le plancher marin, seuls les navires qui dérivaient contre les postes d’amarrage auraient dû provoquer ces tangages. Pourtant, en observant le terminal sur toute sa longueur, il constata que celui-ci se tortillait comme un serpent, frappant une rangée de pétroliers après l’autre. Les heurts devinrent de plus en plus bruyants jusqu’à ce qu’ils martèlent le navire dans un bruit de tonnerre. Howard s’agrippa si fortement au parapet que les jointures de ses doigts devinrent blanches, sans comprendre ce qui se passait. Contemplant la scène, choqué, il vit se détacher l’un après l’autre les quatre bras de chargement articulés de soixante centimètres, qui envoyèrent des jets de pétrole brut dans toutes les directions. Un cri déchira la nuit et Howard remarqua un mécanicien qui hurlait, essayant de se raccrocher à quelque chose sur le terminal en mouvement.
Aussi loin que l’on pouvait voir, le terminal en acier se balançait et se tordait comme un serpent géant, se précipitant lui-même contre les énormes navires. Des sonneries d’alarme se mirent à retentir lorsque la violente ondulation arracha les autres conduites de transfert de pétrole, baignant de noir les flancs des navires. Plus loin le long du quai, un chœur de voix invisibles appelait à l’aide. Howard baissa les yeux et aperçut deux hommes portant un casque jaune qui couraient en rugissant le long du terminal. Derrière eux, les lumières s’éteignaient les unes après les autres. Howard resta sans ciller un instant avant de comprendre avec horreur que Sea Island tout entier sombrait sous leurs pieds.
Le martèlement du terminal contre le Marjan s’intensifia, les ducs-d’albe écrasant littéralement les flancs du pétrolier. Pour la première fois, Howard identifia un grondement qui semblait émaner des profondeurs sous-marines. Le bruit crût en intensité, rugit pendant quelques secondes, puis s’arrêta tout aussi brusquement. À sa place, on n’entendait plus que les cris désespérés des hommes qui couraient sur le terminal.
L’image qui vint à l’esprit de Howard fut celle d’un château de cartes en train de s’écrouler ; les pilotis du terminal cédaient tour à tour et l’île d’un kilomètre et demi de long disparaissait sous les vagues, inexorablement et implacablement. Lorsqu’il comprit avec horreur que les hommes criaient car ils avaient été jetés à la mer, il fut saisi d’une soudaine angoisse pour la sécurité de son navire. Traversant le pont en courant, il sortit une radio de sa ceinture et hurla des ordres à la timonerie.
— Coupez les amarres ! Bon sang, coupez les amarres ! s’écria-t-il hors d’haleine.
Sous la poussée d’adrénaline, en proie à la terreur, il courait sur le pont à une vitesse folle. Il était encore à une centaine de mètres de la timonerie lorsque ses jambes commencèrent à le faire souffrir, mais il ne décéléra pas, même lorsqu’il traversa le flot de pétrole qui avait éclaboussé le pont.
— Dites... au chef... mécanicien... que nous avons besoin... de toute la puissance... immédiatement, articula-t-il d’une voix rauque dans la radio, les poumons brûlants.
Lorsqu’il atteignit la superstructure à la poupe du pétrolier, il se dirigea vers l’escalier le plus proche, dédaignant l’ascenseur à quelques couloirs de là. Après avoir grimpé les huit niveaux jusqu’à la passerelle, il fut réconforté en sentant soudain vibrer le moteur du navire sous ses pieds. Quand il entra en titubant dans la timonerie il se précipita à la fenêtre avant, voyant que ses pires craintes s’étaient réalisées.
Devant le Marjan, huit autres superpétroliers étaient amarrés par paires, séparés quelques instants auparavant par Sea Island. Mais désormais le terminal avait disparu et plongeait vers le plancher du golfe, à trente mètres sous la surface. Les amarres des pétroliers étaient toujours attachées, mais le terminal, en sombrant, entraînait chaque navire l’un vers l’autre. Dans l’obscurité du milieu de la nuit, Howard vit les lumières des deux pétroliers devant lui se confondre, avant que les navires se percutent dans un hurlement métallique.
— Urgence, en arrière toute ! lança Howard à son second. Où en sont les amarres ?
— Les amarres de poupe sont dégagées, répliqua Jensen, l’air morose. En ce qui concerne celles de proue, il semblerait qu’au moins deux soient encore attachées, ajouta-t-il en observant grâce à ses jumelles deux lignes tendues qui s’étendaient à partir de la proue.
— L’Ascona est entraîné vers nous ! lança le timonier en tournant vivement la tête vers la droite.
Howard suivit son regard, et observa le navire battant pavillon grec qui mouillait à côté d’eux, un superpétrolier noir et rouge qui comme le Marjan mesurait trois cent trente-trois mètres. Alors qu’à l’origine ils étaient amarrés à vingt mètres de distance, les deux navires semblaient lentement entraînés latéralement, comme aimantés l’un vers l’autre.
Les hommes dans la timonerie du Marjan restaient debout à observer le carnage, impuissants ; la respiration hachée de Howard répondait aux battements de cœur de l’équipage. Sous leurs pieds, les énormes hélices se mirent enfin à battre l’eau avec une fureur désespérée, une fois que les moteurs du navire eurent été poussés à fond par un chef mécanicien affolé.
La marche en arrière fut imperceptible, puis, lentement, le grand navire se mit à reculer à un rythme d’escargot, ralenti un instant lorsque l’amarre fût tendue. Quand elle se rompit, le navire reprit sa trajectoire à reculons. Sur son flanc tribord, VAscona se rapprochait. Le pétrolier, construit en Corée, avait presque fait le plein de pétrole brut et était enfoncé dans l’eau quatre mètres plus bas que le Marjan. De là où Howard était placé, il avait l’impression qu’il aurait pu aisément enjamber le pont pour se retrouver sur le pétrolier voisin.
— Vingt degrés tribord ! ordonna-t-il au timonier afin de tenter d’esquiver la proue du pétrolier qui dérivait.
Howard était peut-être parvenu à écarter le Marjan d’une centaine de mètres du terminal qui sombrait, mais pas assez pour échapper au navire voisin.
Le choc fut plus doux que celui auquel il s’attendait, tellement qu’on ne le ressentit même pas dans la timonerie. Seul un long et grave hurlement de métal témoignait de la collision. La proue du Marjan se trouvait presque au milieu de VAscona lorsque tous deux se heurtèrent, mais grâce à la marche arrière du navire l’impact fut grandement atténué. Pendant une demi-minute, l’étrave du Marjan racla le parapet bâbord de l’autre pétrolier avant qu’ils ne se séparent l’un de l’autre.
Howard fit immédiatement couper les moteurs et ordonna que l’on mette à l’eau deux canots de sauvetage pour partir à la recherche des dockers qui risquaient de se noyer. Puis, il fit prestement reculer le Marjan à trois cents mètres de la mêlée afin d’estimer les dégâts.
Sur les dix superpétroliers, tous étaient endommagés. Les ponts de deux d’entre eux s’étaient si étroitement imbriqués qu’il faudrait deux jours à une armée de soudeurs pour parvenir à les séparer. Trois avaient eu leur double coque perforée, ce qui provoquait la fuite de milliers de mètres cubes de pétrole brut qui coulait librement dans le golfe et faisait gîter les navires en question. Mais le Marjan, grâce à Howard qui avait réagi au quart de tour, s’en tirait plutôt bien, puisque aucun réservoir n’avait été percé lors de la collision. Son soulagement fut toutefois de courte durée, car une série d’explosions assourdies se répercutaient à la surface de l’eau.
— Monsieur, c’est la raffinerie ! déclara le timonier en tendant la main vers la rive occidentale.
Une lueur orange embrasait l’horizon comme un soleil levant, tandis que de fortes explosions retentissaient. Howard et son équipage contemplèrent pendant des heures le spectacle du brasier qui s’étendait le long de la rive. En peu de temps, d’épais nuages de fumée noire chargés d’effluves de pétrole brûlé envahirent toute la baie.
— Comment ont-ils pu faire ça ? bégaya le second. Comment des terroristes ont-ils pu pénétrer ici avec des explosifs ? C’est une des installations les plus sécurisées au monde.
Howard secoua la tête en silence. Jensen avait raison. Une milice privée gardait tout le complexe et la sécurité était étroite. Seul un commando hyperorganisé avait pu s’y infiltrer et détruire le terminal Sea Island sans qu’aucune explosion ne survienne en mer. Heureusement, son navire et son équipage étaient indemnes et Howard ferait tout pour que cela continue. Après s’être assuré qu’il n’y avait plus d’homme à la mer, Howard fit avancer le pétrolier à plusieurs kilomètres du golfe, où il lui fit décrire des cercles jusqu’à l’aube.
Au lever du jour, l’étendue des dégâts apparut dans toute son ampleur et des équipes de secours d’urgence arrivèrent sur les lieux. La raffinerie de Ras Tannura n’était plus qu’un champ de ruines fumantes. Le terminal maritime Sea Island, capable d’approvisionner dans le même temps dix-huit superpétroliers en brut, avait complètement disparu sous les eaux. Non loin de là, le champ de réservoirs capables de stocker près de trente millions de barils de produits pétroliers, était embourbé dans une mer de pétrole noire et visqueuse d’un mètre de haut, provenant des citernes fissurées et brisées. Plus loin dans le désert, d’innombrables oléoducs avaient été cassés en deux comme des brindilles, inondant les sables de grandes mares de pétrole brut.
En une nuit, près d’un tiers des exportations pétrolières d’Arabie Saoudite avaient été détruites. Pourtant cela n’avait rien à voir avec une quelconque offensive terroriste. Dans le monde entier, les sismologues avaient déjà mis le doigt sur la cause de la catastrophe : un tremblement de terre massif, d’une amplitude de 7.3 sur l’échelle de Richter, qui avait ébranlé la côte est de l’Arabie Saoudite. Les analystes et les experts déploreraient ce mauvais tour joué par Mère Nature : l’épicentre était situé à seulement trois kilomètres de Ras Tannura. Les ondes de choc provoquées par une catastrophe à un endroit aussi critique s’étendraient finalement bien au-delà du golfe Persique, ébranlant le globe pour les mois à venir.
11
Hang Zhou tira une dernière bouffée sur sa cigarette sans filtre bon marché, puis il envoya d’une pichenette le mégot par-dessus le parapet. Il regarda avec une curiosité paresseuse la cendre rougeoyante qui allait tomber dans l’eau souillée en dessous, s’attendant presque à voir la surface huileuse s’embraser. Dieu sait qu’il y avait assez de pétrole dans l’eau pour faire exploser une petite ville, pensait-il tandis que la cigarette mourait en grésillant à côté d’un maquereau ventre à l’air.
Comme le poisson mort pouvait en témoigner, les eaux saumâtres fortement polluées qui entouraient le port chinois de Ningbo étaient tout sauf hospitalières. Non seulement en raison de la forte concentration de porte-conteneurs, cargos et pétroliers en piteux état, mais aussi à cause des innombrables constructions le long du front de mer commerçant. Situé dans le delta du Yangtsé non loin de Shanghai, Ningbo était en train de devenir l’un des plus grands ports maritimes de Chine, en partie grâce à son profond chenal qui permettait la circulation des superpétroliers géants de trois cent mille tonnes.
— Zhou ! aboya un homme aux allures de bouledogue sur un ton péremptoire.
Zhou se retourna et vit son superviseur, le directeur des opérations du terminal conteneurs n° 3 de Ningbo, qui parcourait le quai à grandes enjambées dans sa direction. Ce tyran peu aimable du nom de Qinglin au visage joufflu affichait une moue perpétuellement agressive.
— Zhou ! répéta-t-il en s’approchant du docker. Changement de programme. L’Agagisan Maru, en provenance de Singapour, a du retard en raison de problèmes de moteur. Nous allons donc autoriser le Jasmine Star à prendre son poste sur le quai 3 A. Il doit arriver à sept heures et demie. Assurez-vous que votre équipe soit là pour l’accueillir.
— Je transmettrai, dit Zhou avec un signe de tête.
Le terminal pour porte-conteneurs où ils travaillaient était en activité vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Dans les eaux toutes proches à l’est de la mer de Chine, les nombreux navires de transport tournaient en rond, attendant leur tour d’accoster. En effet, le marché chinois promettait un approvisionnement infini en matériel électronique, jouets d’enfants et vêtements, que les nations industrialisées achetaient à très bas prix. Grâce au porte-conteneurs, on avait pu étendre ces échanges au niveau mondial, ce qui avait permis à l’économie chinoise d’atteindre des sommets.
— Occupez-vous-en. Et ne lâchez pas les équipes de déchargement. J’ai encore reçu des plaintes, le débit est trop lent, marmonna Qinglin.
Il leva les yeux de son bloc-notes et glissa un crayon jaune derrière son oreille, puis s’éloigna. Mais au bout de deux pas il s’immobilisa et pivota lentement, les yeux écarquillés. Zhou crut qu’il le dévisageait.
— Il est en flammes, murmura Qinglin.
Zhou se rendit compte que son chef regardait derrière lui et il se retourna pour voir ce qui se passait.
Dans le port qui abritait le terminal, zigzaguaient une dizaine de navires, de gros porte-conteneurs, des superpétroliers ainsi qu’une poignée de plus petits cargos. C’était l’un de ces derniers qui attirait l’attention, suivi d’un lourd nuage de fumée noire.
Pour Zhou, ce navire n’était qu’une épave, qui avait différé depuis trop longtemps son rendez-vous avec le chantier de démolition. Il avait au moins quarante ans, estima-t-il en avisant sa coque bleue fatiguée mangée par la rouille. La fumée noire, qui s’épaississait à chaque seconde et s’échappait en tourbillons de la cale avant comme un nuage radioactif, obscurcissait la plus grande partie de la superstructure. Des flammes jaunes bondissaient de la cale en dansant, de façon désordonnée, éclatant parfois à six mètres de haut. Zhou tourna les yeux vers la proue du navire, qui fendait les flots laissant derrière elle un sillage blanc écumant.
— Il avance vite... et il se dirige vers les terminaux de commerce, balbutia-t-il.
— Les abrutis ! jura Qinglin. Il n’y a pas de place pour s’échouer à terre dans cette direction.
Lâchant le bloc-notes dont il ne se séparait jamais, il s’élança en direction des bureaux du port dans l’espoir d’avertir par radio l’imprudent navire en perdition.
D’autres navires et installations portuaires avaient eux aussi constaté l’incendie et offraient leur aide au vieux cargo, saturant les ondes. Pourtant tous les appels radio restaient sans réponse.
Zhou resta perché à l’extrémité de la jetée, observant le navire qui se rapprochait de la rive. L’épave slalomait dangereusement entre une barge ancrée et un porte-conteneurs chargé, montrant une adresse que Zhou jugea miraculeuse étant donné la couverture de fumée qui enveloppait la timonerie du navire. Pendant un instant, il sembla se diriger vers le terminal à conteneurs adjacent à celui de Zhou, mais obliqua vers bâbord. Tandis qu’il semblait redresser sa trajectoire, Zhou s’aperçut que le navire se dirigeait maintenant vers la principale installation de chargement de pétrole brut de Ningbo, Cezi Island.
Curieusement, il n’y avait aucun homme sur le pont pour combattre les flammes. Zhou scruta le navire sur toute sa longueur ainsi qu’une partie de la timonerie, visible à travers la fumée au moment où le bateau s’éloignait de lui, mais il ne distinguait toujours aucun membre d’équipage à bord. Un frisson descendit le long de sa colonne vertébrale lorsqu’il se demanda s’il s’agissait d’un vaisseau fantôme.
Deux pétroliers étaient amarrés de part et d’autre du principal terminal de déchargement de brut de Ningbo, qui avait récemment été agrandi pour accueillir les gros porteurs. L’épave enflammée fonça tout droit sur le pétrolier qui était sous le vent, un mastodonte noir et blanc appartenant au gouvernement saoudien. Alerté par les innombrables messages radio, son second capitaine lança un coup de trompe assourdissant. Mais le petit cargo maintenait son cap. Incrédule, le second restait à contempler les flammes depuis son aileron de passerelle, impuissant.
Alerté par la trompe, les matelots du pétrolier détalèrent comme des fourmis pour fuir le brûlot, convergeant vers l’unique passerelle de débarquement. Le second resta à regarder le spectacle apocalyptique sans ciller, rejoint par le commandant au visage ravagé, qui attendait lui aussi que le navire rouillé les coupe en deux.
Mais le choc fut évité. À la dernière seconde, le navire en flammes changea encore de cap grâce à un virage aigu sur bâbord et évita à quelques mètres près la coque du superpétrolier. Le cargo parut se redresser, suivre parallèlement le pétrolier et foncer sur le terminal voisin. Sur cette rampe semi-flottante construite sur pilotis et qui courait sur deux cents mètres à l’intérieur du port, partaient les conduites et les pompes utilisées pour décharger le pétrole brut.
L’épave rouillée filait maintenant droit devant, et le pont avant était entièrement sous les flammes. Rien n’avait été tenté pour ralentir le navire, qui semblait même avoir pris de la vitesse. Lorsqu’elle percuta l’extrémité du terminal, la proue du navire découpa la plate-forme en bois comme s’il s’agissait d’une boîte d’allumettes, envoyant voler des éclats de bois dans toutes les directions. Les pilotis se désintégraient les uns après les autres, ralentissant à peine le cargo dans sa course. Une centaine de mètres plus loin, plusieurs membres d’équipage qui avaient fui le pétrolier s’immobilisèrent sur la passerelle de débarquement, hésitant sur la direction à prendre pour être en sécurité. La réponse leur parut évidente quelques secondes plus tard, lorsque le cargo coupa la base de la passerelle en planches.
Derrière un écran de fumée et de flammes, la passerelle, transformée en un enchevêtrement d’acier, de bois et de chair, plongea sous l’eau et se perdit rapidement sous les hélices tourbillonnantes du navire.
Celui-ci poursuivait sa course, mais il fut bientôt freiné par une masse inextricable de débris qui s’étaient amoncelés devant la proue. Le vieux navire, têtu, lutta pourtant jusqu’à son dernier souffle pour atteindre la rive. Écrasant le dernier pilotis, il lança son assaut final sur l’aire de déchargement et de stockage. Un coup de tonnerre, accompagné de vagues de fumée noire, ébranla toute l’île au moment où le mystérieux cargo s’arrêtait dans un grincement. Ceux qui avaient assisté au triste spectacle poussèrent un soupir de soulagement, certains que le pire était passé. Mais c’est alors qu’une déflagration assourdie retentit du fond du navire, faisant exploser la proue en un mur de feu orange. En quelques secondes, les flammes étaient partout, dévorant le pétrole renversé autour du bateau. Il gagna la couche de pétrole qui flottait à la surface du port et embrasa de tous côtés le pétrolier immobile. L’île tout entière fut bientôt enveloppée d’un épais nuage de fumée noire, qui dissimulait l’enfer au-dessous.
En face, Zhou voyait avec stupeur les flammes s’étendre sur les installations du terminal. Regardant le cargo décrépit chavirer et rouler sur le côté après que le feu intérieur eut fait fondre ses entrailles, il se demanda, incrédule, quel genre de fou suicidaire avait bien pu le détruire avec une telle rage.
* * *
À un kilomètre et demi du quai sur lequel se tenait Zhou, un petit canot à moteur d’un blanc passé s’éloigna lentement de Cezi lsland. Un homme à la peau couleur café était dissimulé à l’avant sous une bâche en toile et contemplait le brasier sur la rive à travers la lentille d’un petit télescope fixé à un viseur laser. Évaluant les dégâts avec un sourire de satisfaction, il démonta l’instrument laser et l’émetteur sans fil qui y était relié, grâce auquel il avait quelques instants auparavant transmis des ordres au système de navigation automatique de l’épave. Tandis que la fumée obscurcissait la surface de l’eau, l’homme fit basculer une valise en inox par-dessus le plat-bord et la laissa doucement glisser entre ses doigts. Quelques secondes plus tard, la valise et tous ses appareils high-tech rejoignaient leur dernière demeure sous dix centimètres de boue dans les profondeurs vaseuses du port de Ningbo.
L’homme se tourna vers le pilote du bateau, dévoilant une longue cicatrice qui barrait le côté gauche de son visage.
— À la marina, lança-t-il à voix basse. J’ai un avion à prendre.
* * *
Dans le port, l’incendie fit rage pendant un jour et demi avant que les services d’urgence ne réussissent à le maîtriser. Un trio de remorqueurs proposèrent promptement de haler le pétrolier en flammes jusqu’à la baie, où les incendies à bord purent être rapidement éteints.
Les installations à terre eurent moins de chance. Le terminal de Cezi Island fut entièrement détruit, coûtant la vie à dix ouvriers. Six autres membres d’équipage du pétrolier étaient toujours portés disparus et présumés morts.
Lorsque les enquêteurs purent enfin monter à bord de la mystérieuse épave, ils furent stupéfaits de n’y trouver aucun cadavre. Les récits des différents témoins commençaient à se vérifier : un navire désert qui semblait se gouverner lui-même. L’enquête ne permit pas d’identifier les propriétaires de ce navire inconnu dans les eaux territoriales locales ; les agents d’assurances remontèrent jusqu’à un courtier maritime malaisien qui l’avait vendu aux enchères à un chantier de démolition. L’acheteur avait disparu et le chantier s’était révélé être une société écran avec fausse adresse, ne fournissant aucune piste.
Les enquêteurs émirent la thèse d’un ancien équipage mécontent, en colère contre le capitaine, et qui aurait mis le feu au cargo par mesure de représailles. Le « mystérieux navire en flammes de Ningbo », comme on l’appela dans la région, avait filé droit sur Cezi Island pour y mourir par un pur hasard. Cependant, Hang Zhou soupçonnait que ce n’était pas le cas et il restait à jamais persuadé que quelqu’un avait guidé ce navire de mort vers le rivage.
12
— On commence dans dix minutes dans la salle de conférences Or. Tu veux un café avant ?
Jan Montague Clayton dévisagea son collaborateur, debout à la porte de son bureau, comme s’il arrivait tout droit de Mars.
— Harvey, mon urine est déjà couleur cappuccino et j’ai assez de caféine dans le sang pour approvisionner une navette spatiale. Mais merci quand même. Je te rejoins dans un instant.
— Je vais m’assurer que le projecteur est installé, répondit Harvey en disparaissant dans le couloir, penaud.
Clayton ne comptait plus le nombre de cafés qu’elle avait avalés au cours des deux derniers jours, consciente cependant qu’ils avaient été sa principale source d’alimentation. Depuis la nouvelle, la veille, du tremblement de terre de Ras Tannura, elle était restée scotchée à son bureau afin de réaliser des études sur l’impact économique qui s’ensuivrait, tout en répertoriant calmement les réactions des compagnies pétrolières grâce à la liste de contacts qui remplissaient son Rolodex. Seule une brève escapade à son élégant appartement de l’East Village à deux heures du matin, histoire de piquer un somme et de se changer, lui avait offert un bref répit dans le chaos ambiant.
En tant qu’analyste senior en matières premières pour la banque d’affaires Goldman Sachs, Clayton avait l’habitude de travailler douze heures par jour. Toutefois, son expérience sur les marchés à terme du pétrole et du gaz naturel ne l’avait pas préparée à une catastrophe de l’envergure de Ras Tannura. On aurait dit que chaque trader et gérant de fonds de l’entreprise lui téléphonait, quémandant des conseils sur la manière de gérer leurs portefeuilles clients. Elle avait été obligée de couper son téléphone afin de pouvoir se concentrer et n’avait pas non plus ouvert sa messagerie électronique. Après un dernier regard sur des chiffres d’exportation du pétrole, elle se leva et lissa son tailleur beige Kay Unger, puis elle se saisit d’un ordinateur portable et se dirigea vers la porte. Tout en se morigénant, elle fît demi-tour et revint à son bureau pour rafler une tasse en porcelaine à moitié pleine de café.
La salle de conférences était comble et cette foule principalement masculine attendait son rapport avec impatience. Tandis que Harvey ouvrait la réunion par un bref topo économique, Clayton étudia l’assistance. Les quelques associés et senior managers étaient faciles à repérer grâce à leurs cheveux prématurément gris et leurs estomacs bedonnants qui trahissaient une vie entière passée à l’intérieur de ces murs. À l’autre extrémité du spectre se trouvaient les traders, plus jeunes, impitoyables et agressifs, animés par leur désir de grimper les échelons de la banque jusqu’au statut sacré de « senior », qui incluait des primes de fin d’année à six zéros. La moitié de ces professionnels de l’investissement, surpayés et surchargés de travail, ne se souciaient guère que les prévisions de Clayton s’avèrent justes, ils voulaient seulement un bouc émissaire pour justifier leurs transactions. Pourtant, ceux qui prêtèrent attention à Clayton se rendirent vite compte qu’elle connaissait bien son domaine. En peu de temps, elle avait acquis une réputation d’analyste perspicace, dotée d’une capacité incroyable à prévoir les tendances du marché.
— Et Jan va maintenant nous présenter l’état actuel des marchés pétroliers, conclut Harvey, laissant la place à Clayton.
Elle connecta son ordinateur au projecteur et attendit un instant que sa présentation Power Point apparaisse à l’écran. Harvey passa sur le côté de la salle de conférences pour fermer les stores de la grande baie panoramique qui offrait, depuis ce perchoir situé sur Broad Street, une vue impressionnante de Lower Manhattan.
— Mesdames, messieurs, voici Ras Tannura, commença-t-elle d’une voix douce, mais assurée.
Une carte d’Arabie Saoudite s’afficha à l’écran, suivie de photos d’une raffinerie et de réservoirs de stockage.
— Ras Tannura est le plus gros terminal d’exportation de pétrole et de gaz naturel liquide d’Arabie Saoudite. Ou plutôt, il l’était, jusqu’au séisme d’hier. L’évaluation des dégâts est actuellement en cours, mais il semblerait que pratiquement soixante pour cent de la raffinerie aient été détruits par le feu et qu’au moins la moitié des installations de stockage aient subi des dégâts structurels majeurs.
— À quel point cela va-t-il impacter les exportations ? l’interrompit un homme aux grandes oreilles, du nom d’Eli, qui mastiquait un beignet tout en parlant.
— Pratiquement aucun, répondit Clayton en s’interrompant pour laisser Eli mordre à l’hameçon.
— Alors pourquoi ce gros choc pétrolier ? demanda-t-il en postillonnant.
— La plus grande partie de la production de cette raffinerie est consommée par les Saoudiens eux-mêmes. Ce qui va avoir un impact sur les exportations, ce sont les dégâts causés aux oléoducs et aux terminaux d’exportation.
Une autre image apparut à l’écran, montrant une dizaine de superpétroliers amarrés au terminal de Sea Island.
— Ces terminaux flottants auraient dû échapper au séisme en mer, commenta quelqu’un au fond de la salle.
— Non, car l’épicentre se trouvait à moins de trois kilomètres, rétorqua Clayton. Et ce ne sont pas des terminaux flottants ; ils sont fixés dans le plancher marin. Le déplacement des sédiments dû au séisme a causé l’effondrement total de ce terminal offshore, connu sous le nom de Sea Island. Il accueillait les plus grands des superpétroliers, mais cette installation est désormais rayée de la carte. Plusieurs jetées supplémentaires sur la rive ont également été détruites. Il semble que plus de quatre-vingt-dix pour cent de l’infrastructure d’exportation de Ras Tannura aient été endommagés ou détruits. C’est pour cette raison qu’il y a eu un « gros choc pétrolier », conclut-elle en regardant Eli.
Un silence lugubre s’abattit. Eli, qui avait enfin terminé son beignet, rompit le silence.
— Jan, de quel volume on parle ?
— Presque six millions de barils par jour vont être retirés du marché.
— Est-ce que ça ne représente pas presque dix pour cent de la demande mondiale quotidienne ? demanda un associé senior.
— Plutôt sept pour cent, mais vous voyez le problème.
Clayton cliqua sur la diapo suivante, qui illustrait le récent pic du prix d’un baril de pétrole brut de West Texas « intermediate », à la New York Mercantile Exchange.
— Comme vous le savez, les marchés ont réagi avec leur hystérie habituelle, faisant exploser le prix au comptant du brut à plus de cent vingt-cinq dollars le baril au cours des dernières vingt-quatre heures. Concernant le marché des actions, la conséquence en est l’effondrement du Dow Jones, ajouta-t-elle dans un chœur de grognements et de hochements de tête.
— Mais maintenant, à quoi peut-on s’attendre ? demanda Eli.
— C’est la question à soixante-quatre dollars, ou plutôt, dans notre cas, à cent vingt-cinq. Actuellement, la peur domine, car il y a incertitude. Et la peur a pour habitude de susciter des comportements irrationnels, pas très faciles à anticiper.
Clayton s’interrompit pour boire une gorgée de café. L’assistance était suspendue à ses lèvres. Bien que sa beauté ait toujours charmé ses interlocuteurs, c’était son expertise qui les tenait maintenant en haleine. Elle savoura un instant le goût du pouvoir, puis poursuivit.
— Ne vous y trompez pas. La destruction de Ras Tannura entraînera de lourdes séquelles de par le monde. Chez nous, l’économie sera immédiatement touchée, phénomène qui rivalisera avec la récession du 11 Septembre. Quand ce baril à cent vingt-cinq dollars va se traduire à la pompe en un gallon de carburant à sept dollars, le consommateur va laisser son Hummer au garage et prendre le bus. Les prix vont grimper, depuis les couches-culottes jusqu’aux billets d’avion, et se répercuter sur toute notre économie. Personne n’est préparé à une inflation si brutale, et la consommation à court terme en pâtira fortement.
— Y a-t-il quelque chose que le président puisse faire ?
— Pas vraiment, mais il y a deux choses qui pourraient adoucir la crise. La réserve stratégique de pétrole de notre pays est actuellement à son maximum. Si le président le décide, il pourrait puiser dans les réserves pour compenser en partie la pénurie saoudienne. De plus, les forages dans la réserve naturelle nationale arctique, approuvés par la précédente administration, sont désormais prêts à fonctionner, comme l’oléoduc d’Alaska, à présent à plein rendement. Cela boostera légèrement les chiffres de production nationaux. Cependant, tout cela ne suffira pas à éviter des pénuries de carburant qui toucheront certaines régions du pays.
— Quelles sont les conséquences sur le long terme ?
— Si nous ne pouvons pas anticiper celles engendrées par la peur, nous pouvons le faire pour tout ce qui concerne l’offre et la demande. Le pic des prix devrait aplanir la demande actuelle sur les prochains mois, ce qui relâcherait la pression sur les prix du pétrole. De plus, les dix autres pays de l’OPEP vont sûrement affirmer qu’ils peuvent compenser la baisse des exportations saoudiennes, même s’il n’est pas certain que leurs infrastructures le permettent.
— Mais n’est-ce pas plus intéressant pour l’OPEP de conserver un baril à plus de cent dollars ? la harcela Eli.
— Bien sûr, mais uniquement si la demande restait constante. Nous allons devoir faire face à de nombreuses contradictions économiques. Si le prix était maintenu arbitrairement à cent vingt-cinq dollars, on assisterait à une crise économique de l’ampleur de celle de la Grande Dépression.
— Vous croyez que c’est envisageable ?
— C’est possible. Mais l’OPEP le redoute autant que les nations industrialisées, car leurs revenus baisseraient sensiblement. Le problème à résoudre concerne l’approvisionnement. Si nous assistons à une nouvelle réduction de l’offre, le pire est possible.
— Alors, que faut-il jouer ? demanda Eli avec insistance.
— Concernant Ras Tannura, on estime que le terminal d’exportation sera réparé ou remplacé d’ici six à neuf mois. Je conseillerais de vendre le pétrole à découvert au prix actuel, en attendant que les positions reviennent à des niveaux plus modérés dans les neuf à douze mois.
— Vous êtes sûre de cela ? demanda Eli avec une pointe de scepticisme.
— Absolument pas, rétorqua Clayton. Le Venezuela pourrait être frappé demain par une météorite. Un dictateur fasciste pourrait prendre le contrôle du Nigeria la semaine prochaine. Il y a mille et une forces politiques ou environnementales qui pourraient bouleverser les marchés pétroliers en un claquement de doigts. Et c’est là que réside l’incertitude. Une mauvaise nouvelle supplémentaire et ce serait alors bien plus qu’une récession, c’est-à-dire une dépression dont nous mettrions des années à nous remettre. Mais il me semble assez improbable qu’une autre catastrophe naturelle de l’ampleur de celle de Ras Tannura frappe bientôt le monde. Y a-t-il d’autres questions ? demanda Clayton qui avait passé sa dernière diapo.
— Jan, mon équipe s’occupe des marchés d’actions étrangers, énonça une petite femme blonde vêtue d’un chemisier grenat. Pouvez-vous me dire quels pays sont les plus vulnérables à la réduction des exportations saoudiennes ?
— Sandra, je peux seulement vous dire où les exportations saoudiennes vont actuellement. Les USA, comme vous le savez, sont un client important et importent du pétrole saoudien depuis les années 1930. Washington a longtemps essayé de réduire notre dépendance à l’égard du Moyen-Orient, mais le brut saoudien représente toujours près de quinze pour cent de nos importations totales de pétrole.
— Et l’Union européenne ?
— L’Europe de l’Ouest tire la plupart de son pétrole de la mer du Nord, mais les importations saoudiennes ne sont pas à négliger. Leur proximité avec les autres pays exportateurs devrait atténuer les pénuries, je crois. Non, les pays le plus durement frappés vont être ceux d’Asie.
Clayton avala sa dernière gorgée de café tandis qu’elle ouvrait un fichier sur son ordinateur. Elle nota avec intérêt que les personnes présentes pour la conférence demeuraient assises, attentives à la moindre de ses paroles.
— Le Japon va être durement touché, dit-elle en parcourant le rapport, car ils importent cent pour cent de leur pétrole et qu’ils ont déjà été malmenés par le récent séisme en Sibérie, détruisant une section de l’oléoduc Taishet-Nahodka. Bien que l’on en ait peu parlé, cet accident avait déjà fait monter le prix du baril de trois ou quatre dollars, fit-elle observer. Vingt-deux pour cent de leur pétrole vient d’Arabie Saoudite, les conséquences seront donc significatives. Toutefois, une augmentation temporaire des exportations russes pourrait adoucir la pénurie une fois que le pipeline sibérien sera réparé.
— Et la Chine ? demanda une voix anonyme. Cet incendie près de Shanghai ?
Poursuivant sa lecture, Clayton plissa le front.
— Ce sera pareil pour les Chinois, puisque près de vingt pour cent de leurs importations viennent d’Arabie Saoudite, dit-elle, dépendant entièrement des pétroliers. Je n’ai pas évalué l’impact après l’incendie du terminal de Ningbo, mais je suppose que, combiné à la catastrophe de Ras Tannura, cela va être un obstacle majeur pour la Chine à moyen terme.
— Est-ce que d’autres sources d’approvisionnement sont accessibles aux Chinois ? demanda quelqu’un au fond de la salle.
— Pas dans l’immédiat. La Russie serait la mieux placée, mais ils ont plus tendance à vendre leur pétrole à l’Occident et au Japon. Le Kazakhstan pourrait également les aider un peu, mais leur oléoduc marche déjà à plein régime pour approvisionner la Chine. L’impact serait dramatique sur l’économie chinoise, qui souffre déjà d’une pénurie de ressources énergétiques.
Clayton se dit qu’elle devrait étudier la situation de la Chine plus en profondeur une fois de retour à son bureau.
— Vous avez mentionné des pénuries de carburant ici, aux États-Unis, demanda un homme au teint terreux à la cravate violette. Quelle en sera l’ampleur ?
— Je m’attends seulement à des pénuries momentanées dans des zones bien délimitées, mais à condition que le marché ne subisse pas d’autre choc. Ici encore, le problème principal c’est la peur. La peur concernant une nouvelle interruption d’approvisionnement, qu’elle soit réelle ou imaginaire, est le vrai danger.
La réunion s’acheva et les financiers regagnèrent leurs postes de travail gris, la mine sombre. Clayton referma son ordinateur et se dirigeait vers la porte lorsqu’une silhouette s’approcha d’elle. Tournant la tête, elle avisa avec appréhension la silhouette débraillée d’Eli, la cravate pleine de miettes de beignet.
— Bravo pour ta présentation, Jan, fit Eli avec un grand sourire. Je t’offre un café ?
Serrant les dents, elle ne put rien faire d’autre que sourire et hocher la tête.
13
La chaleur était étouffante à Pékin. Températures, pollution et humidité faisaient suffoquer la ville, fortement congestionnée. Les altercations allaient bon train entre conducteurs de voitures et motards sur les boulevards embouteillés. Les mères prenaient leurs enfants et fuyaient vers l’un des nombreux lacs de la ville pour tenter d’y trouver une relative fraîcheur. Les adolescents qui vendaient du Coca-Cola glacé dans la rue faisaient des bénéfices inimaginables en étanchant la soif des touristes et des hommes d’affaires en sueur.
La température était un peu moins accablante dans la vaste salle de réunion du siège du Parti communiste chinois, situé dans un complexe sécurisé, à l’ouest de la Cité interdite. Enfouie au sous-sol d’un ancien édifice nommé de façon peu appropriée le Palais Imprégné de Compassion, la salle sans fenêtres offrait un curieux mélange de beaux tapis et de tapisseries anciennes d’une part, et de mobilier de bureau bon marché des années 1960 d’autre part. Une demi-douzaine d’hommes dépourvus d’humour, dont les membres d’élite du Comité permanent du Bureau politique, le corps le plus influent du gouvernement, étaient assis autour d’une table ronde éraflée en compagnie du secrétaire général et président de la Chine, Qian Fei.
La température quelque peu étouffante de la pièce paraissait bien plus insupportable encore au ministre du Commerce, un homme au crâne dégarni et aux petits yeux du nom de Shinzhe, qui se tenait devant les dirigeants du parti, une jeune assistante à ses côtés.
— Shinzhe, l’État vient d’approuver le plan quinquennal de progrès économique en novembre dernier, le sermonna le Président Fei sur un ton intimidant. Ne me dites pas que quelques incidents ont rendu nos objectifs nationaux irréalisables ?
Shinzhe s’éclaircit la gorge tout en essuyant une paume moite sur sa jambe de pantalon.
— M. le secrétaire général, membres du Politburo, répondit-il en faisant un salut de la tête aux autres bureaucrates rassemblés, les besoins énergétiques de la Chine ont considérablement augmenté au cours des dernières années. Notre croissance économique, rapide et dynamique, a accentué nos besoins. Il y a encore quelques années, notre pays était exportateur net de pétrole brut. Aujourd’hui, notre consommation dépend pour moitié des importations. C’est un fait regrettable pour un pays aussi vaste. Que cela nous plaise ou non, nous sommes dépendants des forces économiques et politiques qui entourent le marché pétrolier mondial, tout comme le sont les Américains depuis quatre décennies.
— Oui, nous sommes bien conscients de nos besoins énergétiques grandissants, énonça Fei.
La tête du parti, un sémillant quinquagénaire récemment élu, satisfaisait les traditionalistes du système bureaucratique en usant à parts égales de charme et de ruse. Il avait la réputation d’être coléreux, Shinzhe le savait, mais il était réaliste.
— Quelle est la gravité du choc ? demanda un autre membre du parti.
— C’est comme si on nous avait amputés de deux de nos membres. Le tremblement de terre en Arabie Saoudite va réduire drastiquement leur capacité d’exportation de pétrole au cours des mois à venir, et même si nous trouvons d’autres fournisseurs, il nous faudra du temps. L’incendie de Ningbo est peut-être encore plus handicapant. Près d’un tiers de nos importations de pétrole passent par ces installations. L’infrastructure requise pour ces importations de pétrole n’est pas quelque chose qui se récupère rapidement. Je peux malheureusement affirmer que nous allons faire face à une pénurie immédiate et radicale, à laquelle on ne pourra pas facilement remédier.
— On m’a dit qu’il faudrait peut-être un an de réparations avant de retrouver le niveau actuel d’importations, ajouta un membre du Politburo aux cheveux blancs.
— Je ne peux pas réfuter cette estimation, dit Shinzhe en baissant la tête.
Au plafond, les néons de la pièce s’éteignirent soudain en un éclair, tandis que la climatisation, bruyante et peu efficace, devenait silencieuse. Le calme envahit la pièce plongée dans l’obscurité, puis les lumières se rallumèrent en vacillant et l’air conditionné se remit doucement en marche. Cela provoqua immédiatement la colère du président.
— Ces coupures de courant doivent cesser ! s’emporta-t-il. La moitié de Shanghai a été privée d’électricité pendant cinq jours. Nos usines ont aménagé leurs horaires afin d’économiser l’électricité, du coup nos ouvriers n’ont même pas de courant pour faire cuire leur dîner le soir. Et maintenant, vous nous dites qu’il y a pénurie des importations et que notre plan quinquennal est bon à mettre à la poubelle ? J’exige de savoir ce que vous comptez faire pour résoudre ces problèmes !
Shinzhe se ratatina visiblement, mais, après un coup d’œil circulaire, constatant qu’aucun autre membre du comité n’avait le courage de répondre, il prit une grande inspiration et expliqua calmement.
— Comme vous le savez, des générateurs supplémentaires seront très bientôt mis en service au barrage hydroélectrique des Trois Gorges, tandis qu’une demi-douzaine de nouvelles centrales à charbon et à gaz sont en construction. Mais les ressources en pétrole et en gaz étaient déjà insuffisantes, ce sera pire maintenant je le crains... Nos compagnies pétrolières, sous contrat avec l’État, ont commencé à prospecter dans la mer de Chine méridionale, en dépit des protestations du gouvernement vietnamien. Nous continuons aussi à chercher de nouveaux exportateurs étrangers. Je rappelle au comité que le ministère des Affaires étrangères a mené des négociations fructueuses avec l’Iran, dans le but de leur acheter des quantités significatives de pétrole. Et nous poursuivons nos efforts pour acheter des compagnies pétrolières occidentales qui possèdent de gros stocks en réserve.
— Le ministre Shinzhe a raison, fit le ministre des Affaires étrangères, un homme aux cheveux gris, après avoir toussoté. Toutefois, ces projets sont destinés à résoudre le problème concernant l’approvisionnement d’énergie à long terme et ne nous seront d’aucun secours dans l’immédiat.
— Je demande encore une fois ce qui est fait pour remédier à la pénurie ? demanda Fei en criant presque, sa voix montant d’un octave.
— En plus de l’Iran, nous sommes en pourparlers avec plusieurs pays du Moyen-Orient pour qu’ils augmentent leurs exportations. Nous sommes bien sûr en compétition directe avec les pays occidentaux pour ce qui concerne les tarifs, dit doucement Shinzhe. Mais les dégâts du port de Ningbo réduisent notre capacité d’importation par voie maritime.
— Et les Russes ?
— Ils sont amoureux des Japonais, s’exclama le ministre des Affaires étrangères. Notre tentative de développer un oléoduc en provenance des champs de pétrole de Sibérie occidentale a été rejetée par les Russes au profit d’une liaison vers le Pacifique qui approvisionnera le Japon. Nous pouvons seulement accroître le fret ferroviaire en provenance de Russie, ce qui est bien sûr limité.
— Donc nous n’avons aucune vraie solution, grogna Fei, encore bouillant de colère. Notre croissance économique va être stoppée, notre progression sur l’Occident va cesser, et nous pourrons tous retourner à nos coopératives dans les provinces, où nous profiterons pleinement des coupures de courant continuelles.
Le silence envahit de nouveau la pièce ; personne n’osait même respirer devant la colère du secrétaire général. Seul le faible bruit de la climatisation en fond sonore troublait l’atmosphère morose. C’est alors que l’assistante de Shinzhe, une femme menue du nom de Yi, s’éclaircit la gorge.
— Excusez-moi, monsieur le secrétaire général, monsieur le ministre, dit-elle avec un signe de tête à l’intention des deux hommes. L’État vient de recevoir aujourd’hui même une offre assez spéciale d’assistance énergétique par l’intermédiaire de notre ministère. Je suis désolée de ne pas avoir eu le temps de vous prévenir, monsieur le ministre, dit-elle à Shinzhe. Je n’en ai pas saisi l’importance sur le moment.
— Quelle est cette proposition ? demanda Fei.
— Cela concerne l’offre d’une société en Mongolie qui serait à même de fournir du pétrole brut de haute qualité.
— En Mongolie ! l’interrompit Fei. Mais il n’y a pas de pétrole en Mongolie !
— L’offre d’approvisionnement est d’un million de barils par jour, poursuivit Yi. L’approvisionnement commencerait dans quatre-vingt-dix jours.
— C’est ridicule ! s’exclama Shinzhe en foudroyant Yi du regard, irrité qu’elle ait rendu public le communiqué.
— Peut-être, répondit Fei, son visage rusé soudain éclairé, que cela vaudrait la peine de mener une enquête. Que stipule la proposition ?
— Elle pose certaines conditions, répondit Yi, l’air tout à coup nerveuse.
S’interrompant dans l’espoir que la discussion s’arrêterait là, elle fut forcée de poursuivre, constatant que tous les regards convergeaient sur elle.
— Le prix du pétrole sera fixé au prix actuel du marché et verrouillé pendant une période de trois ans. De plus, il faudra leur accorder l’usage exclusif de l’oléoduc du nord-est qui arrive au port de Qinhuangdao, et enfin, les territoires chinois, c’est-à-dire l’actuelle Mongolie-Intérieure, devront être formellement rétrocédés au gouvernement de la Mongolie.
Un vacarme de protestations s’éleva alors dans l’assistance jusque-là pondérée. Cette exigence choquante provoquait l’indignation. Après quelques minutes de tumulte, Fei martela la table avec un cendrier pour réclamer le silence.
— Silence ! cria le président, tempérant immédiatement l’assistance.
Alors que son visage prenait une expression peinée, il s’exprima calmement et doucement.
— Renseignez-vous sur la crédibilité de cette offre, assurez-vous que le pétrole existe bel et bien. Ensuite, nous nous occuperons des négociations.
— Comme vous voudrez, monsieur le secrétaire général, dit Shinzhe en s’inclinant.
— Mais d’abord dites-moi, qui nous impose cette exigence impudente ?
Shinzhe, impuissant, regarda Yi.
— Une petite entité inconnue de notre ministère, répondit-elle en s’adressant au président. Il s’agit du consortium Avarga.
14
Ils étaient complètement perdus. Deux semaines après être partis d’Oulan-Oude avec l’ordre d’explorer le haut de la vallée de la Selenga, l’équipe d’exploration sismique – cinq hommes au total – avait perdu son chemin. Aucun de ces employés de la compagnie pétrolière russe Lukoil n’était de la région, ce qui ajoutait à leur infortune. Les ennuis avaient commencé lorsque quelqu’un avait renversé une tasse de café brûlant sur le GPS, noyant les circuits. Ils n’interrompirent pas pour autant leur progression vers le sud et, même après avoir passé la frontière mongole hors du champ des cartes topographiques de Sibérie qu’ils avaient avec eux, ils continuèrent. Grâce à leur « camion vibreur », ils avaient pu détecter une série de plis souterrains, signes de la présence de pièges structuraux dans la couche sédimentaire, c’est-à-dire de réservoirs naturels qui peuvent renfermer des poches de gaz ou de pétrole. L’équipe de prospection s’était égarée vers le sud-est et avait complètement perdu la trace du fleuve.
— Tout ce que nous pouvons faire, c’est remonter vers le nord et suivre nos propres traces, si elles sont encore visibles, déclara un petit homme chauve du nom de Dimitri.
Le chef d’équipe, debout et tourné vers l’ouest, contemplait les ombres allongées des arbres à l’approche du soleil couchant.
— Je savais que nous aurions dû jalonner notre parcours de miettes de pain, lança en riant Vlad, un jeune ingénieur.
— Je ne crois pas que nous aurons assez de carburant pour atteindre Kyakhta, répondit le conducteur du camion.
Comme le véhicule lui-même, c’était un homme grand, carré, aux jambes robustes et aux bras costauds. Il grimpa à l’intérieur de la cabine par la portière ouverte et s’étendit pour y faire un somme, ses grosses mains coincées derrière la tête. Le gros trente-tonnes était équipé d’une plaque en acier sous son ventre, afin de sonder le sous-sol en envoyant des ondes sismiques dans les couches sédimentaires. De petits capteurs, placés à divers endroits du camion, enregistraient les signaux qui rebondissaient sur les couches sédimentaires souterraines. L’ordinateur s’occupait de convertir les signaux en cartes et imageries souterraines.
Une camionnette 4x4 rouge et sale vint se garer à côté du camion ; ses deux occupants sautèrent du véhicule pour venir se joindre au débat.
— Nous n’avions pas l’autorisation de franchir la frontière, et maintenant nous ne savons même plus où elle se trouve, cette frontière, se plaignit le chauffeur de la camionnette.
— Les relevés sismiques nous donnent raison, répondit Dimitri. En plus, nous avons reçu l’ordre d’étudier le terrain pendant deux semaines. Laissons les bureaucrates s’inquiéter des permis de forer à obtenir. Quant à la frontière, nous savons qu’elle est quelque part au nord, mais il nous faut du carburant pour nous y rendre.
Le chauffeur ouvrait la bouche pour se plaindre lorsqu’il fut distrait par le bruit étouffé d’une détonation.
— Là, sur la colline ! s’exclama Vlad.
Au-dessus de la colline rocailleuse sur laquelle ils se tenaient s’élevait une petite chaîne de montagnes, dont les rochers, couverts de pins, étincelaient de vert. À quelques kilomètres, une fumée grise dérivait dans un ciel sans nuage, au-dessus d’une crête densément boisée. Lorsque l’écho de l’explosion se fut atténué, le bruit d’une lourde machinerie se répercuta faiblement sur les pentes.
— Mais au nom de Mère Russie, qu’est-ce que c’est que ça ? grommela le chauffeur, réveillé par la détonation.
— Une explosion sur la montagne, répliqua Dimitri. Sans doute une opération minière.
— C’est sympa de savoir que nous ne sommes pas tout seuls dans cette immensité, marmonna le chauffeur avant de reprendre sa sieste.
— Peut-être que là-haut quelqu’un pourrait nous indiquer le chemin du retour ? suggéra Vlad.
La réponse ne tarda pas. Le ronronnement d’un moteur se fit entendre alors qu’un 4x4 dernier modèle apparaissait au loin. Le véhicule contourna une colline, puis descendit à tombeau ouvert la prairie dégagée en direction des prospecteurs. La voiture ralentit à peine et fonça sur eux, avant de s’arrêter brusquement dans un nuage de poussière. Les deux passagers restèrent un instant sans bouger, puis en sortirent avec précaution.
Les Russes reconnurent immédiatement des Mongols, avec leur nez plat et leurs hautes pommettes. Le plus petit des deux s’avança et aboya sans ménagement :
— Qu’est-ce que vous fichez ici ?
— Nous nous sommes un peu égarés, répondit le flegmatique Dimitri. Nous avons perdu de vue la route alors que nous prospections dans la vallée. Nous devons repasser la frontière pour regagner Kyakhta, mais nous ne sommes pas sûrs d’avoir assez d’essence. Pourriez-vous nous aider ?
Les yeux du Mongol s’élargirent en entendant le mot « prospecter » et, pour la première fois, il étudia attentivement le camion vibreur garé derrière les hommes.
— Vous faites de la prospection pétrolière ?
L’ingénieur fit un signe de tête affirmatif.
— Il n’y a pas de pétrole ici, aboya le Mongol. Vous bivouaquerez ici pour la nuit, déclara-t-il en tendant le bras. Restez à cet endroit. J’apporterai du carburant pour votre camion demain matin et je vous montrerai le chemin vers Kyakhta.
Sans un adieu, faisant fi des politesses d’usage, il tourna les talons et grimpa en voiture avec son chauffeur, puis les deux hommes remontèrent la pente en faisant rugir le moteur.
— Nos problèmes sont résolus, lança Dimitri, satisfait. Nous allons monter le camp ici et partir tôt demain matin. J’espère seulement que tu nous as laissé de la vodka, ajouta-t-il en tapotant l’épaule de son chauffeur ensommeillé.
* * *
L’obscurité tomba rapidement une fois le soleil passé derrière les montagnes, apportant avec elle une humidité glacée. Ils firent un feu devant la grande tente en toile, dans laquelle tous les hommes se serrèrent pour le dîner, composé de riz et d’un ragoût en conserve insipide. Puis ils sortirent sans attendre cartes et vodka, ainsi que des cigarettes et de la petite monnaie pour les mises.
— Trois bonnes mains de suite ! lança Dimitri en riant, tout en ratissant ses gains d’une main de « préférence », un jeu de cartes russe semblable au rami. Ses yeux brillaient sous des paupières lourdes, et un filet de vodka coulait sur son menton alors qu’il se vantait auprès de ses collègues tout aussi ivres.
— Continue comme ça et tu auras assez pour t’acheter une datcha sur la mer Noire, se moqua l’un d’eux.
— Ou bien un teckel noir sur la mer Caspienne, lança un autre en riant.
— Ce jeu est trop pour moi, je crois, ronchonna Vlad en réalisant qu’il avait perdu une centaine de roubles. Je vais retrouver mon sac de couchage pour oublier ce tricheur de Dimitri.
Le jeune ingénieur ignora les moqueries qui fusèrent lorsqu’il se releva en titubant. Après avoir jeté un coup d’œil à la tente, il se dirigea vers l’arrière du camion vibreur et se soulagea avant d’aller se coucher. Il était dans un tel état d’ébriété qu’il trébucha et roula dans un petit ravin à côté du camion, dévalant la pente sur quelques mètres avant de heurter un rocher. Il était là, à tenir son genou endolori et à maudire sa maladresse, lorsqu’il entendit le clip-clop de sabots de chevaux approcher du campement. Roulant pour se retrouver à quatre pattes, il remonta péniblement jusqu’en haut du ravin, d’où il pouvait apercevoir le feu de camp en regardant sous le camion.
Ses camarades se turent lorsqu’un petit groupe s’approcha du campement. Quand ils se trouvèrent assez près pour être illuminés par la lumière du feu de camp, Vlad se frotta les yeux, incrédule. Six cavaliers à l’air farouche se tenaient droit en selle, comme s’ils sortaient d’une tapisserie médiévale. Chacun d’eux portait une tunique en soie orange qui descendait jusqu’aux genoux et couvrait un pantalon blanc bouffant rentré dans de grosses bottes en cuir. Une ceinture-écharpe bleu vif autour de leur taille soutenait une épée dans son fourreau, tandis qu’à l’épaule ils portaient un are à poulie et un carquois rempli de flèches empennées. Leur tête était couverte d’un casque arrondi en métal, avec une touffe de crins de chevaux en son sommet. Accentuant leur apparence déjà menaçante, les hommes portaient tous de longues moustaches fines qui descendaient jusque sous leur menton.
Dimitri se leva, une bouteille de vodka presque pleine à la main, et invita les cavaliers à les rejoindre.
— A la santé de vos magnifiques montures, camarades, lança-t-il d’une voix pâteuse, en levant la bouteille en l’air.
Son offre fut accueillie par un lourd silence, les six cavaliers dévisageant froidement l’ingénieur. Puis, l’un d’eux porta la main à son flanc. En un mouvement vif comme l’éclair que Vlad se repasserait un millier de fois dans sa tête, le cavalier banda l’arc sur sa poitrine et envoya voler une flèche en bois. Vlad ne vit pas la direction prise par la flèche, seulement la bouteille de vodka qui tombait brusquement de la main de Dimitri et éclatait en mille morceaux sur le sol. À quelques pas de là, Dimitri avait porté l’autre main à sa gorge, dans laquelle s’était fichée la tige empennée. L’ingénieur émit un gargouillement puis tomba à genoux, avant de s’effondrer sur le sol, un torrent de sang maculant sa poitrine.
Sous le choc, les trois autres hommes autour du feu se levèrent d’un bond, mais ce fut leur dernier mouvement. En un instant, une pluie de flèches s’abattit sur eux avec la force d’une tempête. Les cavaliers étaient des machines à tuer, capables de bander leur arc et de tirer six flèches chacun en quelques secondes. Les prospecteurs, ivres, n’avaient aucune chance, les archers atteignant leur cible sans difficulté à une distance aussi proche. Quelques cris trouèrent brièvement la nuit et ce fut terminé, tous les hommes étaient étendus, morts, criblés de flèches.
Vlad contemplait le massacre, les yeux écarquillés par l’effroi, manquant de hurler d’horreur lorsque les premières flèches avaient volé. Il avait l’impression que son cœur allait sortir de sa poitrine, mais, mû par une poussée d’adrénaline, il se releva et fila comme l’éclair. Dévalant le ravin, il se mit à courir, plus vite qu’il n’avait jamais couru de toute sa vie. La douleur de son genou, l’alcool qu’il avait dans le sang, tout s’était évanoui sous le coup de la panique. Il descendit la pente en courant, sans s’inquiéter des obstacles invisibles dans la nuit, poussé par une peur incontrôlable. Plusieurs fois il tomba, s’entaillant les bras et les jambes, mais immédiatement il se remettait debout et reprenait sa course. Par-dessus les battements de son cœur et sa respiration sifflante, il tendait l’oreille, guettant le bruit des sabots de ses poursuivants. Mais ils n’arrivèrent jamais.
Pendant deux heures il courut, trébuchant et titubant jusqu’à ce qu’il atteigne les eaux tumultueuses de la Selenga. En suivant la rive, il découvrit deux gros rochers qui lui offriraient à la fois un abri et une cachette. Rampant dans la crevasse entre les rochers, il s’endormit rapidement, peu désireux de se réveiller et de retrouver le cauchemar qu’il venait de vivre.
15
Le trajet, songea Theresa, était digne d’une traversée du Sud-Ouest américain en diligence Butterfield en 1860. Chaque bosse et chaque ornière semblaient se répercuter directement depuis les roues jusqu’à l’arrière de la fourgonnette, meurtrissant son dos avec une telle force qu’elle avait l’impression que ses vertèbres s’entrechoquaient. Le fait d’être ligotée, bâillonnée et assise sur un banc en bois face à deux gardes armés n’améliorait pas sa condition. Seule la présence de Roy et Wofford, recroquevillés près d’elle, lui offrait une mince consolation.
Fatiguée et affamée, le corps endolori, elle s’efforçait de comprendre ce qui s’était passé au lac Baïkal. Tatiana, avec qui elle partageait sa cabine, avait dit très peu de choses après l’avoir réveillée, se contentant de lui braquer un pistolet froid contre le menton. Conduits sous la menace hors du Vereshchagin jusqu’à un canot, elle et les autres avaient été brièvement transportés à bord du porte-conteneurs noir, puis ramenés à terre et attachés à l’arrière d’une fourgonnette. Ils avaient attendu sur le quai près de deux heures, percevant des coups de feu et du bruit sur le bateau, avant d’être emmenés au loin.
Elle se demanda tristement ce qu’il était advenu de Sarghov, le scientifique russe. Il avait été séparé du groupe sans ménagement lorsqu’ils étaient arrivés à bord du porte-conteneurs, et conduit dans une autre partie du navire. Cela était de mauvais augure et elle craignait pour la sécurité de l’aimable scientifique. Et le Vereshchagin ? Il semblait enfoncé dans l’eau lorsqu’ils en avaient été débarqués. Al, Dirk et les autres passagers étaient-ils en danger eux aussi ?
La question principale restait : pourquoi cet enlèvement ? Elle craignait pour sa vie, mais cessa de s’apitoyer lorsqu’elle avisa Roy et Wofford. Les deux hommes souffraient bien davantage. Wofford tenait sa jambe blessée, sans doute fracturée lorsqu’il avait été poussé avec rudesse hors du porte-conteneurs noir. La jambe raide, il grimaçait de douleur à chaque embardée.
Elle constata que Roy, pour le moment assoupi, avait une petite tache de sang séché sur sa chemise. Alors qu’il s’était arrêté pour relever Wofford de sa chute, un garde lui avait méchamment donné un coup de crosse, lui entaillant largement le cuir chevelu. Il était resté inconscient pendant plusieurs minutes, pendant qu’on le jetait brutalement à l’arrière de la camionnette.
Une nouvelle secousse fit taire son angoisse, et Theresa essaya de fermer les yeux pour échapper à ce cauchemar et s’endormir.
Le camion continua sa route cahoteuse pendant encore cinq heures, traversant apparemment une ville importante à en juger par le nombre d’arrêts et de bruits d’autres véhicules. Le vacarme de la circulation cessa bientôt et ils reprirent de la vitesse, ballottés sur une route en terre qui serpenta pendant encore quatre heures. Enfin, le camion ralentit et, en raison de l’agitation dont firent soudain preuve les deux gardes, Theresa sut qu’ils arrivaient à destination.
— On aurait aussi bien pu prendre l’avion, vu le temps qu’on a passé dans les airs, lança Wofford avec une grimace alors qu’ils étaient tous soulevés du banc par un énième nid-de-poule.
Ce trait d’humour fit sourire Theresa, mais, comme le camion s’arrêtait, elle ne répondit pas. Le bruyant moteur diesel s’éteignit et on ouvrit les portes, ce qui inonda de soleil l’arrière de la fourgonnette. Sur un signe des gardes, Theresa et Roy aidèrent Wofford à sortir avant d’observer les lieux.
Ils se trouvaient au milieu d’un domaine ceint de hauts murs composé de deux bâtiments distincts. Sous un ciel bleu vif, la température était bien plus douce qu’au lac Baïkal, malgré une légère brise qui soufflait sur leur visage. Theresa prit une profonde inspiration et identifia une senteur sèche et poussiéreuse. Des collines herbeuses ondulaient au loin en contrebas, la propriété étant adossée à une montagne de couleur gris-vert. Les bâtiments semblaient en effet creusés dans le flanc de la montagne, qui était couvert de buissons et d’épais bouquets de grands pins.
À leur gauche, à demi dissimulé derrière une longue haie, se trouvait un bâtiment bas en briques, semblables à ceux que l’on trouve dans les zones industrielles modernes. Détail en apparence anachronique : une écurie accolée à l’un des murs du bâtiment. Une demi-douzaine de robustes chevaux tournaient en rond dans un vaste corral, mordillant les quelques touffes d’herbes qui subsistaient dans la poussière. L’autre extrémité du bâtiment était prolongée par un grand garage en acier, qui abritait une flotte de camions et tout l’équipement mécanique requis. S’y affairaient une poignée d’ouvriers en combinaison noire, occupés à la réparation des engins de terrassement.
— Je croyais que le Taj Mahal était en Inde, déclara Roy.
— Eh bien, peut-être que nous sommes en Inde, répliqua Wofford avec un rictus douloureux.
Theresa se retourna pour observer le deuxième bâtiment de la propriété. Elle était forcée d’admettre qu’il y avait bien une certaine ressemblance avec le célèbre monument indien, bien qu’en modèle réduit. En dépit de sa fonction purement utilitaire, l’édifice qui s’élevait devant elle possédait une originalité et une sophistication spectaculaires. D’épaisses colonnes formaient une galerie devant l’édifice de plain-pied en marbre blanc étincelant. En son centre, un portique circulaire entourait l’entrée principale. Un dôme blanc surmontait le hall d’entrée, coiffé par une flèche dorée plantée en son sommet. La silhouette d’ensemble était en fait peu éloignée de celle du dôme du Taj Mahal. Bien qu’élégante, cette image évoqua pourtant à Theresa un cône géant à la vanille, comme tombé des cieux.
Les jardins étaient également dignes de ceux qui entourent un palais. Deux canaux les traversaient, puis se déversaient dans un large bassin miroitant, avant de disparaître sous terre devant le bâtiment. Theresa entendait le grondement d’une rivière toute proche, qui alimentait les canaux à quelque distance de la propriété. Autour des canaux et du bassin s’étendait un jardin vert luxuriant, entretenu avec un tel soin qu’il aurait fait pâlir un aristocrate anglais.
De l’autre côté de la pelouse, Theresa repéra Tatiana et Anatoly qui conversaient avec un homme portant un étui à revolver sur le flanc. L’homme hocha la tête, puis il s’approcha de l’arrière de la fourgonnette et lança « Par ici », avec un fort accent. Les deux gardes se collèrent derrière Roy et Wofford pour donner plus de poids à l’ordre.
Theresa et Roy donnèrent chacun un bras à Wofford et suivirent l’homme trapu qui avait emprunté un sentier courant jusqu’au splendide bâtiment. Ils approchèrent du portique, et avisèrent une grande porte en bois sculpté qui menait à l’intérieur. De chaque côté de la porte, comme les grooms de l’hôtel Savoy, se tenaient des hommes vêtus de longs manteaux orange en soie brodés et richement décorés. Theresa comprit qu’ils étaient des gardes, car ils ne firent pas un geste pour ouvrir la porte, se contentant de rester immobiles la main fermement serrée sur leur lance au bout acéré.
La porte s’ouvrit et ils entrèrent dans le grand hall surmonté du dôme, décoré de tableaux bucoliques anciens représentant des chevaux au pré. Un petit domestique, le sourire en coin, sortit de l’ombre et fit signe au groupe de le suivre. Glissant sur le sol en marbre poli, il les conduisit dans un couloir latéral qui menait à trois chambres d’amis. L’un après l’autre, Theresa, Roy et Wofford furent escortés jusque dans ces chambres confortables et joliment meublées, puis le domestique ferma à double tour chacune des portes avant de les laisser.
Theresa découvrit, sur la desserte à côté du lit, un bol de soupe fumante accompagné d’un morceau de pain. Après s’être rapidement rafraîchi le visage et lavé les mains, elle s’assit et dévora la nourriture. Puis, l’épuisement prenant le pas sur la peur, elle s’allongea sur le lit mœlleux et s’endormit rapidement.
Trois heures plus tard, un coup violent à la porte la tira brusquement d’un profond sommeil.
— Par ici, s’il vous plaît, dit le petit majordome, dévisageant Theresa avec une pointe de lubricité.
Roy et Wofford attendaient déjà dans le couloir. Theresa fut surprise de voir que la jambe de Wofford avait été bandée et qu’il s’appuyait à présent sur une canne en bois. L’entaille à la tête de Roy avait également été soignée et il portait un pullover en coton lâche à la place de sa chemise tachée de sang.
— Eh bien, vous avez l’air en pleine forme ! s’exclama-t-elle.
— Bien sûr. Tout dépend en forme de quoi, répliqua Roy.
— L’hospitalité s’est légèrement améliorée, dit Wofford en tapant sa canne sur le plancher.
On les fit tous traverser à nouveau le hall, puis emprunter le couloir principal qui menait à un immense salon aux étagères remplies de livres reliés en cuir, une cheminée dans un coin et un bar sur un côté. Theresa leva nerveusement les yeux vers un ours noir dont le torse sortait du mur au-dessus d’elle, figé pour toujours dans une posture d’attaque : griffes aiguisées et crocs découverts. La pièce était un véritable antre de taxidermiste. Cerfs, mouflons, loups et renards empaillés gardaient l’enclave, accueillant les visiteurs d’un regard mauvais. Tatiana se tenait au milieu de la pièce, à côté d’un homme qui aurait parfaitement orné le mur lui aussi.
C’était à cause de son sourire, songea Theresa, qui découvrait des dents pointues étincelantes comme celles d’un requin, et qui semblaient avoir hâte de dévorer de la chair crue. Pourtant, son apparence générale était moins imposante. De carrure mince bien que musclée, il avait des cheveux noirs coiffés lâchement vers l’arrière. Il était d’une beauté mongole classique, avec de hautes pommettes et des yeux en amande qui brillaient d’une étrange teinte mordorée. Quelques rides dues au vent et au soleil rappelaient qu’il avait dû passer sa jeunesse à travailler en plein air. Toutefois, tout dans les manières de cet homme, vêtu d’un costume gris à la mode, suggérait que cette période était bien révolue.
— C’est gentil de vous joindre à nous, déclara Tatiana d’une voix monocorde. Puis-je vous présenter Tolgoï Borjin, président du Groupe Avarga.
— Ravi de vous rencontrer, déclara Wofford en clopinant vers l’homme pour lui serrer la main, comme s’il était un vieil ami. Et maintenant ça vous dérangerait de nous dire où nous sommes et ce que nous foutons là ? demanda-t-il en lui broyant presque la main.
La question soudaine de Wofford sembla prendre le Mongol au dépourvu. Il hésita avant de répondre, lâchant rapidement la main de l’Américain.
— Vous êtes à mon domicile, qui est aussi le siège de mon entreprise.
— En Mongolie ? demanda Roy.
— Tous mes regrets pour votre départ précipité de Sibérie, répondit Borjin en ignorant la remarque de Roy. Tatiana me dit que votre vie était en danger.
— Vraiment ? fit Theresa en jetant un regard circonspect à son ancienne camarade de cabine.
— Ce départ forcé était tout à fait nécessaire pour notre sécurité, expliqua-t-elle. Les écologistes radicaux du Baïkal sont très dangereux. Ils avaient apparemment infiltré le navire de recherche de l’Institut et essayé de le couler. J’ai heureusement réussi à contacter un navire charter non loin de là qui a permis notre évacuation. Mieux valait partir discrètement, de manière à ne pas attirer l’attention et risquer ainsi de nouvelles attaques.
— Je n’ai jamais entendu parler de méthodes aussi violentes de la part des écologistes du lac Baïkal, répondit Theresa.
— C’est un nouveau genre de jeunes radicaux. Avec la réduction des contrôles administratifs au cours des dernières années, les jeunes rebelles sont devenus de plus en plus têtes brûlées et violents.
— Et le Pr Sarghov, le scientifique qui a été embarqué avec nous dans le navire ?
— Il a insisté pour regagner le navire de recherche et alerter les autres membres de l’Institut. J’ai bien peur que nous ne puissions plus répondre de sa sécurité.
— Est-ce qu’il est mort ?
— Et les autres sur le navire ?
— Nous avons été contraints d’évacuer les lieux par mesure de sécurité. Je n’ai pas d’autre information concernant le navire de recherche ou le Pr Sarghov.
Theresa pâlit en ruminant ces paroles.
— Et pourquoi nous avoir tramés ici ? demanda Roy.
— Nous avons abandonné le projet du lac Baïkal pour le moment, mais trouver des gisements potentiels nous intéresse toujours. Nous vous avons engagés pour six semaines, donc nous honorerons ce contrat, même par un autre projet.
— Est-ce que notre entreprise a été informée ? demanda Theresa en se rendant compte que son téléphone portable était resté à bord du Vereshchagin. Il faudra que je contacte mon superviseur pour en discuter.
— Malheureusement, notre antenne téléphonique est actuellement en panne. Un problème courant dans ces régions reculées, comme vous pouvez certainement le comprendre. Une fois que la liaison sera rétablie, vous serez bien entendus libres de passer tous les appels que vous souhaitez.
— Pourquoi nous enfermez-vous dans nos chambres comme des animaux ?
— Nous avons un certain nombre de projets sensibles en cours de développement. Nous ne pouvons pas prendre le risque de laisser des étrangers se promener dans la propriété. Nous vous ferons faire une visite appropriée au moment opportun.
— Et si nous souhaitons plutôt partir tout de suite ? questionna Theresa.
— Un chauffeur vous conduira à Oulan-Bator, où vous pourrez prendre un avion pour rentrer chez vous, répondit Borjin en souriant de toutes ses dents pointues et étincelantes.
Encore fatiguée du voyage, Theresa ne savait que penser. Peut-être valait-il mieux ne pas tenter le diable pour l’instant, songea-t-elle.
— Que souhaitez-vous que nous fassions ?
Des tonnes de classeurs furent apportées sur un chariot dans le bureau, ainsi que plusieurs ordinateurs portables afin de consulter les analyses géologiques et les profils sismiques du sous-sol. La requête de Borjin était simple.
— Nous souhaitons étendre nos opérations de forage à une nouvelle zone géographique. Les études du sous-sol sont à votre disposition. Dites-nous quels sont les meilleurs sites pour forer.
Sans rien ajouter de plus, il tourna les talons et quitta la pièce, suivi de Tatiana.
— C’est un tas de foutaises ! maugréa Roy en se relevant.
— Non, cela m’a plutôt l’air de données recueillies de façon très professionnelle, répondit Wofford en saisissant une carte des isopaques pour connaître l’épaisseur des différentes couches sédimentaires souterraines.
— Je ne parle pas des données ! lança Roy en abattant vivement un dossier sur la table.
— Doucement, mon vieux, chuchota Wofford en tournant la tête vers un coin du plafond. Souriez, vous êtes filmés.
Roy leva les yeux et remarqua une minuscule caméra vidéo juste à côté de la tête souriante d’un renne empaillé.
— Il vaudrait mieux faire au moins semblant d’étudier les dossiers, continua Wofford à voix basse, la carte devant les lèvres.
Roy s’assit et ouvrit un des ordinateurs, puis il se voûta dans son fauteuil de manière à ce que l’écran dissimule son visage.
— Je n’aime pas du tout ça. Ces gens sont tordus.
Et n’oublions pas que nous avons été amenés ici de force.
— Je suis d’accord, murmura Theresa. Toute cette histoire du lac Baïkal, de protection, ça ne tient pas debout.
— Si je me souviens bien, Tatiana a menacé de me dégommer l’oreille si je ne quittais pas le Vereshchagin avec elle, déclara Wofford en se tirant le lobe. Pas franchement les paroles de quelqu’un qui se soucie de mon bien-être, non ?
Theresa déplia la carte topographique d’une chaîne de montagnes et indiqua à Wofford des points au hasard tout en parlant.
— Et le Pr Sarghov ? Il a été emmené avec nous par erreur... Peut-être l’ont-ils tué ?
— Nous n’en sommes pas sûrs, mais c’est envisageable, dit Roy. Je crains fort qu’ils ne nous réservent le même sort, une fois que nous leur aurons fourni les informations qu’ils demandent.
— C’est tellement insensé, fit Theresa avec un léger hochement de tête, il faut trouver un moyen de sortir d’ici.
— Le garage, près du bâtiment en briques de l’autre côté de la pelouse. Il est plein de véhicules, dit Wofford. Si nous réussissions à voler un camion et sortir d’ici, je suis sûr que nous pourrions trouver le chemin d’Oulan-Bator.
— Oui, sauf que nous sommes soit enfermés dans nos chambres, soit sous surveillance. Il faudra se tenir prêts à saisir la première occasion.
— J’ai peur de n’être d’attaque ni pour le sprint ni pour le saut à la perche, déclara Wofford en tenant sa jambe blessée. Vous devrez tenter votre chance tous les deux sans moi.
— J’ai une idée, dit Roy en se tournant vers un bureau à l’opposé.
Feignant de chercher son stylo perdu au milieu des cartes, il se dirigea vers le bureau où il prit un crayon dans un pot en cuir rond. Tournant le dos à la caméra, il s’empara d’un coupe-papier en argent dans le pot à crayons et le glissa dans sa manche. Une fois rassis à table, il fit mine de prendre quelques notes tout en chuchotant avec Theresa et Wofford.
— Ce soir, nous partons en reconnaissance. Avec Theresa, nous allons étudier les lieux et trouver un moyen de sortir d’ici. Ensuite, demain soir, nous prendrons la fuite. En remorquant l’invalide, ajouta-t-il en souriant à Wofford.
— Je vous en saurais gré, fit Wofford avec un signe de tête. Vraiment, ce serait très aimable.
16
Roy se réveilla comme prévu à deux heures du matin et s’habilla rapidement. Sortant le coupe-papier caché sous son matelas, il tâtonna dans l’obscurité jusqu’à la porte fermée. En passant les doigts sur le chambranle, il sentit les bords de trois charnières métalliques qui dépassaient à l’intérieur. Glissant le coupe-papier dans le gond du haut, il enleva précautionneusement la longue broche métallique qui maintenait la charnière en place. Après avoir ôté les broches des deux autres charnières, il souleva doucement la porte et la tira latéralement dans la chambre afin de faire coulisser le pêne dormant hors du cadre du verrou. Roy se glissa alors dans le couloir et reposa la porte contre l’encadrement de manière à maintenir l’illusion.
Le couloir étant désert, il se rendit sur la pointe des pieds jusqu’à la chambre de Theresa. Déverrouillant le loquet, il ouvrit la porte et la trouva qui attendait, assise sur le lit.
— Tu as réussi, chuchota-t-elle, en apercevant sa silhouette à la lumière du couloir.
Roy lui décocha un petit sourire, puis lui fit signe de le suivre. Ils se glissèrent dans le couloir parfaitement désert et marchèrent lentement jusqu’au grand hall, éclairés par une rampe de lumières de faible puissance. Les semelles en caoutchouc de Theresa se mirent à grincer sur le sol en marbre poli, si bien qu’elle dut s’arrêter pour les enlever et continuer en chaussettes.
Le hall était vivement illuminé par un grand lustre en cristal, ce qui incita Roy et Theresa à avancer prudemment en longeant les murs. Roy s’accroupit et s’approcha d’une étroite fenêtre qui donnait sur la façade principale. Après avoir jeté un coup d’œil à l’extérieur, il fit un signe de tête négatif à Theresa. En dépit de l’heure tardive, il y avait toujours deux gardes postés devant l’entrée principale. Il leur faudrait donc trouver une autre issue.
Le hall, en forme de T inversé, offrait deux directions possibles. Les chambres d’amis se trouvaient sur la gauche et celles des maîtres des lieux, sans doute sur la droite. Ils choisirent alors le couloir principal qui menait vers le bureau.
La maison restait silencieuse, à l’exception du bruyant tic-tac d’une vieille horloge comtoise. Laissant derrière eux le bureau, ils passèrent sur la pointe des pieds devant la salle à manger principale et deux petites salles de réunion attenantes, toutes décorées par une collection impressionnante d’antiquités datant des dynasties Song et Jin. Theresa scrutait les plafonds à la recherche d’autres caméras, mais elle n’en vit aucune. Percevant un chuchotement, elle s’agrippa instinctivement au bras de Roy jusqu’à ce qu’il grimace de douleur en raison de ses ongles pointus. Ils se détendirent tous deux lorsqu’ils se rendirent compte que ce murmure n’était autre que celui du vent qui soufflait au-dehors.
Ils parvinrent enfin au bout du couloir, qui menait à un grand salon doté de baies vitrées sur trois côtés. Bien qu’il n’y ait pas grand-chose à voir de nuit, Theresa et Roy devinaient la vue grandiose offerte par ce perchoir, qui surplombait les steppes vallonnées. Près de l’entrée, Roy remarqua un escalier recouvert de moquette qui descendait à un étage inférieur. Il fit un signe à Theresa qui le suivit sans bruit. Elle fut soulagée de fouler une moquette épaisse, ses pieds nus commençant à se lasser du carrelage en marbre dur. Alors qu’elle atteignait un coude de l’escalier, elle se trouva nez à nez avec un immense portrait représentant un guerrier de l’ancien temps. L’homme était assis bien droit sur son cheval et il portait un manteau bordé de fourrure, une ceinture orange, et le casque mongol rond classique. Il lui lançait un regard triomphant de ses yeux noirs et dorés. Sa bouche légèrement entrouverte révélait des dents pointues, comme celles de Borjin. L’intensité du portrait la fît frissonner et elle lui tourna vivement le dos pour descendre la volée de marches suivante.
Le palier débouchait sur un seul couloir, qui partait dans une direction opposée à la maison. D’un côté, des fenêtres donnaient sur une grande cour. Theresa et Roy regardèrent par la fenêtre la plus proche, remarquant une dépendance.
— Il doit bien y avoir une porte qui ouvre sur cette cour, chuchota Roy. Si nous pouvons sortir par ici, nous devrions pouvoir longer l’aile des invités et revenir vers le garage.
— Ce sera un peu long pour Jim sur une seule jambe, mais en tout cas, il ne semble pas y avoir de garde par ici. Trouvons une issue.
Ils avancèrent vivement jusqu’au bout du couloir où ils tombèrent enfin sur une porte.
Theresa appuya sur la poignée non verrouillée, s’attendant presque à déclencher une alarme, mais tout resta silencieux. Ils traversèrent ensemble la cour, partiellement éclairée par quelques bornes enterrées dans le sol. Theresa remit vite ses chaussures sous l’effet du sol froid. L’air de la nuit était vif et elle frissonna sous la brise glacée qui transperçait ses vêtements légers.
Ils suivirent un sentier en ardoise qui traversait la cour en diagonale, jusqu’à une construction en pierre au fond de la propriété. Cela ressemblait à une petite chapelle circulaire et surmontée d’un dôme. L’architecture était différente de celle de la grande demeure en marbre et paraissait ancienne. Roy se rapprocha, passa devant les arcades de l’entrée et suivit les murs incurvés jusqu’à l’arrière.
— Je crois que j’ai vu un véhicule par là-bas, chuchota-t-il à Theresa, qui le suivait de près.
Une fois derrière la bâtisse en pierre, ils découvrirent un enclos couvert. Dans cet ancien corral s’entassaient à présent une demi-douzaine de vieilles voitures à cheval débordant de pelles, de pioches et de caisses vides. Sous une bâche en toile dépassait la roue avant d’une moto couverte de poussière, et, à l’arrière de l’enclos, Roy tomba sur la voiture massive qu’il avait aperçue depuis l’autre côté de la cour. C’était une antiquité, couverte par des décennies de poussière, les deux pneus à plat.
— Il n’y a rien ici qui puisse nous emmener à Oulan-Bator, fit Theresa, déçue.
Roy hocha la tête.
— Le garage de l’autre côté de la grande maison sera donc notre seule porte de sortie.
Il se figea soudain en entendant un gémissement perçant porté par la brise. Il avait reconnu le hennissement d’un cheval, qui se trouvait non loin de la cour.
— Derrière la voiture, chuchota-t-il en tendant la main vers le corral.
Ils se jetèrent au sol et rampèrent en silence sous la clôture, pour se faufiler derrière la voiture à cheval la plus proche. Cachés derrière une des vieilles roues en bois, ils regardèrent prudemment à travers les rayons.
Deux cavaliers apparurent bientôt, annoncés par le clip-clop des sabots sur le sentier en ardoise. Ils firent le tour de la bâtisse en pierre et s’arrêtèrent. Le cœur de Theresa faillit lâcher lorsqu’elle les aperçut. Ils étaient vêtus presque comme le guerrier du portrait dans l’escalier. Leur tunique en soie orange se parait de reflets d’or sous la lumière de la nuit. Pantalon bouffant, bottes à semelle épaisse et casque métallique rond avec touffe de crin complétaient leur tenue guerrière. Les deux hommes restèrent un bref moment à quelques pas de l’endroit où étaient cachés Roy et Theresa. Ils étaient si près que Theresa sentait l’odeur de poussière soulevée par les sabots des chevaux qui piaffaient.
L’un des hommes aboya quelque chose d’inintelligible, et les chevaux s’élancèrent. En un instant, les deux cavaliers disparurent dans la nuit, dans un martèlement de sabots.
— Les veilleurs de nuit, déclara Roy dès que le silence fut revenu.
— Un peu trop proches à mon goût, dit Theresa en se relevant pour épousseter ses vêtements.
— Nous n’avons sans doute pas beaucoup de temps avant qu’ils reviennent. Voyons si nous pouvons passer de l’autre côté de la maison et atteindre le garage.
— D’accord, mais dépêchons, je n’ai pas envie de tomber une nouvelle fois sur ces types.
Ils repassèrent la clôture et s’élancèrent vers l’aile ouest de la maison. Mais à mi-chemin, au milieu de la cour, un cri aigu suivi d’un galop soudain les fit sursauter. Se retournant, horrifiés, ils virent les chevaux à seulement quelques mètres, qui chargeaient sur eux. Les deux cavaliers s’étaient dissimulés sans bruit derrière le bâtiment en pierre et s’étaient élancés en voyant Theresa et Roy courir.
Ils se figèrent tous deux, ne sachant s’ils devaient courir vers la maison ou fuir la cour. Cela ne faisait malheureusement aucune différence car les deux cavaliers, déjà dans la cour, les avaient en plein dans leur champ de vision. Theresa regarda l’un des chevaux se cabrer tandis que son cavalier tirait sur ses rênes pour le lancer. L’autre continuait au galop, droit sur elle et Roy.
Ce dernier comprit immédiatement que le cavalier allait essayer de les renverser. Il jeta un coup d’œil sur Theresa, figée sur place, le visage marqué par la peur, en proie à une grande confusion.
— Bouge ! cria Roy, en attrapant Theresa par le coude pour l’écarter du passage.
Le cavalier était presque sur eux, et Roy esquiva de peu l’animal, bousculé par l’étrier du cavalier. Retrouvant son équilibre, Roy fit l’impensable. Plutôt que de chercher une cachette, il se retourna et s’élança à la poursuite du cheval au galop.
Le cavalier, ne se doutant de rien, galopa encore quelques mètres, puis fit ralentir sa monture et pivota vers la droite, dans l’intention de charger de nouveau. Alors que le cheval pivotait, le cavalier eut la surprise de découvrir Roy qui bondissait sur lui. L’ingénieur attrapa d’une main les rênes qui pendaient sous la bouche du cheval et les tira vigoureusement vers le bas.
— Assez joué au dada, marmonna Roy.
Le cavalier ne manifesta aucune émotion tandis que Roy tentait de maîtriser le cheval dressé, qui soufflait de petits nuages de vapeur par les naseaux.
— Nooooon !
Ce cri perçant venait de Theresa, d’une telle intensité qu’on devait l’entendre jusqu’au Tibet.
Roy regarda Theresa, étendue au sol, mais qui ne semblait pas en danger. Puis il vit quelque chose arriver droit sur lui. Un étau lui enserra soudain la poitrine, tandis qu’un feu ardent le brûlait de l’intérieur. Il tomba à genoux, pris de vertige, et Theresa le rejoignit immédiatement, entourant ses épaules.
La flèche aiguisée comme un rasoir qu’avait tirée le second cavalier avait manqué de peu le cœur de Roy. Le projectile s’était fiché juste à côté du cœur dans sa poitrine, perforant l’artère pulmonaire. L’effet était similaire, car une forte hémorragie interne pouvait également mener à un arrêt cardiaque.
Theresa essaya désespérément d’endiguer le flot de sang au point d’entrée de la flèche, mais c’était tout ce qu’elle était capable de faire. Elle le serra dans ses bras tandis que son visage se vidait progressivement de toute couleur. Il ouvrit la bouche, son corps commençait à s’affaisser. Un instant, ses yeux retrouvèrent leur éclat et Theresa crut qu’il tiendrait le coup. Il la regarda et prononça péniblement ces mots : « Sauve-toi. » Puis ses yeux se fermèrent pour l’éternité.
17
L’avion de tourisme Aeroflot TU-154 vira doucement au-dessus de la ville d’Oulan-Bator avant de tourner sous le vent et de s’aligner sur la piste principale de l’aéroport Buyant Ukhaa en vue de l’atterrissage. Sous un ciel sans nuage, Pitt profitait par son petit hublot d’une vue panoramique de la ville et des environs. Elle était en plein essor, comme en témoignait un nombre impressionnant de grues et de bulldozers.
Au premier abord, Oulan-Bator évoque une métropole du bloc de l’Est des années 1950. Abritant un million deux cent mille habitants la ville, selon le modèle soviétique, a été bâtie dans l’uniformité et la monotonie classique qui le caractérisent. Les dizaines d’immeubles gris et mornes qui la parsèment lui donnent un aspect aussi chaleureux qu’un dortoir de prison. La beauté architecturale n’avait pas été une priorité, comme l’illustraient la plupart des grands blocs d’immeubles du gouvernement autour du centre. Pourtant, une récente autonomie alliée au goût de la démocratie et à la croissance économique avait quelque peu réveillé cette ville qui cherchait de toute évidence à se moderniser. Boutiques colorées, restaurants haut de gamme et boîtes de nuit pullulaient dans cette cité autrefois trop sage.
Le cœur d’Oulan-Bator offre une agréable juxtaposition d’ancien et de nouveau, tandis que les banlieues périphériques sont toujours plantées de yourtes, ces tentes en feutre qui sont l’habitat des éleveurs mongols nomades et de leur famille. Des centaines de ces yourtes grises ou blanches essaiment les prairies autour de la capitale, qui reste la seule grande ville du pays.
À l’Ouest, on connaît peu de choses de la Mongolie, à part Gengis Khan et le bœuf mongol. Ce pays peu peuplé, coincé entre la Russie et la Chine, s’étend sur un immense territoire à peine plus petit que l’Alaska. Des montagnes escarpées bordent les franges nord et ouest du pays, tandis que le désert de Gobi s’ouvre au sud. Au cœur du pays se déroulent les vénérables steppes, d’immenses prairies ondoyantes foulées sans doute par les meilleurs cavaliers que le monde ait connus. Mais les jours de gloire de la horde mongole sont aujourd’hui un lointain souvenir. Des années de domination soviétique, durant lesquelles la Mongolie est devenue l’une des plus grandes nations communistes, ont étouffé l’identité et le développement du pays. C’est seulement au cours des dernières années que les Mongols se sont réapproprié leur pays.
Pitt, tout en regardant les montagnes qui encerclaient Oulan-Bator, se demanda si ce voyage en Mongolie était vraiment une si bonne idée. Après tout, c’est un navire russe qui avait failli être coulé au lac Baïkal et non de ceux de la NUMA. Aucun membre de son équipe n’avait été blessé, et l’équipe de prospecteurs n’était en aucun cas sous sa responsabilité, même s’il était sûr de leur innocence. Pourtant, c’était leur mission qui avait mené à ce sabotage et aux enlèvements. Il se tramait quelque chose et il voulait savoir quoi.
Lorsque les pneus de l’avion crissèrent sur la piste, Pitt donna un coup de coude au passager voisin. Al Giordino s’était endormi quelques secondes après le décollage d’Irkoutsk et ne s’était pas réveillé, même lorsque le steward lui avait renversé du café sur le pied.
Entrouvrant une paupière lourde, il regarda par le hublot. En voyant le bitume du tarmac, il se redressa dans son siège, parfaitement réveillé.
— Est-ce que j’ai raté quelque chose pendant la descente ? demanda-t-il en réprimant un bâillement.
— Comme d’hab. Des vastes plaines, des moutons et des chevaux. Des camps de naturistes...
— C’est bien ma veine, répondit-il en regardant avec suspicion la tache brune sur sa chaussure.
— Bienvenue en Mongolie et dans la ville du Héros Rouge, ainsi qu’on appelle Oulan-Bator, lança la voix joviale de Sarghov, de l’autre côté du couloir.
Coincé dans un fauteuil minuscule, le visage couvert de pansements, Giordino se demanda comment il pouvait être aussi gai. Mais, en observant le corpulent scientifique glisser une flasque de vodka dans sa valise, il comprit rapidement pourquoi.
Le trio passa le service de l’immigration et Pitt et Giordino furent longuement interrogés. Selon les critères internationaux l’aéroport était petit et, avant de pouvoir récupérer leurs bagages, en attendant son taxi, Pitt remarqua sur le trottoir d’en face un homme dégingandé portant une chemise rouge qui le dévisageait. Balayant l’aérogare des yeux, il constata que de nombreux habitants l’observaient, n’ayant pas tous les jours l’occasion de voir un Occidental d’un mètre quatre-vingt-dix.
Ils hélèrent un taxi délabré qui couvrit rapidement la courte distance vers la ville.
— Oulan-Bator, comme le reste de la Mongolie d’ailleurs, a beaucoup changé ces dernières années, dit Sarghov.
— On dirait pourtant que cela n’a pas bougé depuis des siècles, déclara Giordino en désignant un grand campement de yourtes.
— La Mongolie a pour ainsi dire raté l’arrêt au vingtième siècle, dit Sarghov en hochant la tête, mais elle se rattrapera au vingt et unième. Tout comme en Russie, la police d’État ne contrôle plus la vie quotidienne et les gens apprennent à profiter de leur nouvelle liberté. La ville peut vous paraître austère, mais elle est déjà bien plus vivante qu’il y a dix ans.
— Vous y êtes souvent venu ? demanda Pitt.
— J’ai travaillé sur plusieurs projets avec l’Académie des sciences mongole sur le lac Khovsgol.
Le taxi évita un nid-de-poule de la taille d’un cratère, puis s’arrêta dans un crissement de pneus devant l’hôtel Continental. Tandis que Sarghov s’occupait des formalités, Pitt admirait une collection de reproductions d’art médiéval qui ornait le vaste hall. Par la grande baie vitrée, il aperçut un homme en chemise rouge sortir d’une voiture. Le même homme qu’il avait vu à l’aéroport.
Pitt scruta l’individu qui s’attardait près de sa voiture. Il avait les traits d’un Occidental, ce qui laissait penser qu’il ne faisait pas partie de la police mongole ni des services d’immigration. Pourtant, il semblait à l’aise dans cet environnement, son visage sympathique fendu d’un grand sourire. Pitt remarqua qu’il se déplaçait avec prudence, comme un chat marchant sur le haut d’une clôture. Mais il n’avait pas franchement l’air d’un danseur de claquettes. Dans le creux de son dos, juste au-dessus de sa ceinture, Pitt remarqua une protubérance qui ne pouvait être qu’un étui de revolver.
— C’est bon, dit Sarghov en tendant des clés à Pitt et Giordino. Nous sommes dans des chambres contiguës au troisième étage. Les grooms ont monté nos bagages. Si nous allions déjeuner dans le café de l’hôtel tout en élaborant notre stratégie ?
— S’il y a possibilité de boire une bière fraîche dans cet endroit, c’est comme si j’y étais déjà, répondit Giordino.
— Je suis encore un peu raide après ce voyage en avion, dit Pitt. Je crois que je vais me dégourdir un peu les jambes en faisant le tour du quartier. Commandez-moi un sandwich au thon, et je vous rejoindrai dans quelques minutes.
Lorsque Pitt sortit de l’hôtel, l’homme à la chemise rouge se détourna précipitamment et s’appuya contre sa voiture, faisant mine de consulter sa montre. Pitt partit dans la direction opposée, esquivant de justesse un groupe de touristes japonais qui entraient dans l’hôtel. Marchant à vive allure, il parcourut rapidement deux pâtés de maisons. Puis il tourna dans une rue latérale, jetant un rapide regard sur le côté. Comme il le soupçonnait, l’homme en chemise rouge le filait à quelques dizaines de mètres de lui.
La rue était pleine de minuscules boutiques qui proposaient leurs produits le long du trottoir. Temporairement hors de vue de son poursuivant, Pitt se mit à courir et dépassa les six premières échoppes. Après être passé devant un marchand de journaux, il ralentit devant une boutique de vêtements. Un portant rempli de gros manteaux d’hiver dépassant du mur de la boutique lui offrait la cachette idéale. Pitt se faufila derrière le portant, dos contre le mur.
Une vieille femme ridée, un tablier autour de la taille, surgit de derrière un comptoir encombré de chaussures et regarda Pitt.
— Chut ! fit-il en souriant, un doigt sur les lèvres.
La vieille femme lui décocha un regard curieux, puis elle retourna vers l’arrière de sa boutique en secouant la tête.
Pitt n’eut que quelques secondes à attendre avant que l’homme à la chemise rouge arrive en courant, balayant nerveusement chaque boutique du regard.
Percevant ses pas, Pitt l’entendit s’arrêter devant le magasin. Il se tint parfaitement immobile, attendant de percevoir de nouveau le bruit des lourdes semelles en cuir sur la chaussée. Puis, il sauta de derrière le portant comme un lutin hors de sa boîte.
L’homme avait commencé à se diriger en courant vers la boutique suivante lorsqu’il perçut un mouvement derrière lui. Il se retourna et découvrit Pitt, qui le dépassait d’une bonne tête, à un mètre seulement derrière lui. Avant qu’il ait pu réagir, il sentit les grandes mains de Pitt enserrer ses épaules.
Pitt aurait pu plaquer l’homme au sol, le retourner de force ou encore le projeter à terre. Mais, fort de son élan, il se contenta de pousser l’homme vers un présentoir à chapeaux métallique rond. L’homme s’écrasa la tête la première dans le présentoir et tomba sur le ventre, renversant tout un lot de casquettes de baseball. La chute aurait suffi à en neutraliser beaucoup, mais Pitt ne fut guère surpris de le voir se relever immédiatement et ramper pour le frapper avec sa main gauche tandis que sa main droite passait dans son dos.
Pitt fit un pas en avant et sourit à l’homme.
— C’est ça que vous cherchez ? lui demanda-t-il.
D’une petite flexion de poignet, il découvrit un pistolet automatique Serdyukov SPS, et l’éleva à hauteur de la poitrine de l’homme. Interloqué, l’homme constata que son holster était vide. Il regarda froidement Pitt dans les yeux, puis lui adressa un grand sourire.
— M. Pitt, je crois que vous m’avez bien eu, dit-il en anglais, avec un léger accent russe.
— Je n’aime pas me sentir envahi, répondit Pitt en maintenant l’arme braquée sur son interlocuteur.
Celui-ci balaya nerveusement la rue du regard, puis il parla à voix basse.
— Il ne faut pas avoir peur de moi. Je suis un ami qui veille sur vous.
— Bien. Dans ce cas, joignez-vous à moi pour déjeuner avec certains de mes amis qui seront ravis de vous rencontrer.
— À l’hôtel Continental.
L’homme sourit, se débarrassant d’une casquette d’enfant décorée d’un chameau en pleine course qui lui avait atterri sur le crâne pendant la bagarre. Il se dégagea doucement et se mit à marcher vers l’hôtel. Pitt le talonna, le pistolet dissimulé dans sa poche, en se demandant quel genre d’excentrique était cet homme.
Le Russe ne fit pas mine de s’échapper, et marcha crânement jusqu’à l’hôtel et à la salle de restaurant. À la surprise de Pitt, il se dirigea directement vers la large banquette sur laquelle Giordino et Sarghov prenaient un verre.
— Alexander, espèce de vieux bouc ! s’exclama-t-il dans un rire en voyant Sarghov.
— Corsov ! Ils ne t’ont pas encore expulsé de ce pays ? demanda Sarghov en se levant pour donner une accolade à l’homme, plus petit que lui.
— Je remplis une mission d’une valeur inestimable pour l’État, répliqua-t-il avec un sérieux feint.
Puis, voyant le visage amoché de Sarghov, il fronça les sourcils.
— On dirait que tu viens de t’échapper du goulag, lança-t-il.
— Pas vraiment, c’est seulement les bâtards peu hospitaliers dont je t’ai parlé. Excuse-moi, je ne t’ai pas présenté correctement à mes amis américains. Dirk, Al, voici Ivan Corsov, attaché spécial à l’ambassade russe ici à Oulan-Bator. Ivan et moi avons travaillé ensemble il y a des années. Il a accepté de nous aider à enquêter sur Avarga.
— Il nous a filés depuis l’aéroport, dit Pitt à Sarghov pour dissiper ses derniers doutes.
— Alexander m’avait prévenu de votre arrivée. Je m’assurais seulement que personne d’autre ne vous suivait.
— On dirait que je vous dois des excuses, dit Pitt en souriant et en rendant discrètement à Corsov son arme avant de lui serrer la main.
— Ça ne fait rien, dit-il. Même si je doute que ma femme apprécie mon nouveau nez, ajouta-t-il en frottant l’ecchymose déjà violette due au choc reçu en tombant sur le présentoir.
— Ah bon, parce qu’elle aimait le précédent ? fit Sarghov en riant.
Les quatre hommes s’assirent et commandèrent à déjeuner, reprenant une conversation sérieuse.
— Alexander, tu m’as parlé de la tentative pour couler le Vereshchagin et de l’enlèvement des prospecteurs pétroliers, mais je ne savais pas que tu avais été blessé, dit Corsov en indiquant de la tête le bandage au poignet de Sarghov.
— Mes blessures auraient été bien pires si mes amis n’étaient pas intervenus, répondit-il en levant son verre de bière vers Pitt et Giordino.
— Nous n’étions pas ravis de nous réveiller en pleine nuit avec les pieds dans l’eau, expliqua Giordino.
— Qu’est-ce qui vous fait penser que les prisonniers ont été emmenés en Mongolie ?
— Nous savons que le porte-conteneurs a été loué par Avarga et que les prospecteurs pétroliers travaillaient aussi pour cette société. La police de la région n’a trouvé aucune filiale de cette entreprise en Sibérie, donc nous avons supposé qu’ils étaient rentrés en Mongolie. La sécurité frontalière a confirmé qu’un convoi de camions correspondant à celui vu à Listvyanka était passé en Mongolie, à Naushki.
— Est-ce que la police et les autorités ont été prévenues ?
— Oui, une demande formelle a été envoyée à la police nationale mongole. Tous semblent coopérer, même aux échelons les plus bas. Un officier de police d’Irkoutsk m’a cependant averti que le processus ne se ferait pas sans mal.
— C’est vrai. L’influence russe en Mongolie a considérablement faibli, dit Corsov en secouant la tête. Et la sécurité n’est plus ce qu’elle était. En raison de ces réformes démocratiques et des problèmes économiques actuels, l’État n’a plus la mainmise sur les citoyens, dit-il en haussant les sourcils en direction de Pitt et Giordino.
— C’est le prix à payer pour la liberté, mon ami, et je ne voudrais pas qu’il en soit autrement, répliqua Giordino.
— Camarade Al, croyez-moi, nous nous réjouissons tous que ces réformes obéissent au principe de liberté. C’est juste que cela rend parfois mon travail plus difficile.
— Et en quoi consiste exactement votre travail à l’ambassade ? demanda Pitt.
— Attaché spécial et directeur adjoint de l’information, à votre service. Je veille à ce que l’ambassade soit bien informée des événements et des activités dans ce pays.
Pitt et Giordino échangèrent un regard entendu, mais ne dirent rien.
— Tu te vantes encore, Ivan ? fit Sarghov en souriant. Assez parlé de toi. Que peux-tu nous dire sur Avarga ?
Corsov se cala dans son fauteuil et attendit que la serveuse s’éloigne avant de parler à voix basse.
— Le groupe pétrolier Avarga. Un étrange animal.
— C’est-à-dire ? demanda Sarghov.
— Eh bien, le concept d’entreprise est encore assez nouveau en Mongolie. Cela ne fait qu’une quinzaine d’années, c’est-à-dire depuis la fin du joug communiste, que l’on voit surgir des entreprises mongoles autonomes. Excepté les entreprises privées et publiques des cinq dernières années, toutes ont toujours été créées en partenariat avec l’État ou des entreprises étrangères. C’est le cas des entreprises minières, puisque les Mongols ne détenaient aucun capital et que les terres restaient la propriété de l’État. Pourtant, Avarga n’est pas dans ce cas.
— Ils ne sont pas en partenariat avec le gouvernement mongol ? demanda Pitt.
— Non, leurs statuts montrent qu’ils sont une entreprise entièrement privée. C’est très intéressant, puisqu’il s’agit de l’une des premières entreprises montées sous le nouveau gouvernement mongol autonome au début des années 1990. Son nom, soit dit en passant, semble être celui d’une ville de l’Antiquité dont on pense qu’elle était la première capitale de la Mongolie.
— Pour la création d’une compagnie pétrolière, seul un bail pour le terrain suffit, dit Giordino. Peut-être qu’ils ont commencé avec un bout de papier et une camionnette.
— Peut-être, mais ça, je ne peux pas le savoir... En tout cas, je peux vous affirmer qu’ils sont bien loin de leurs modestes débuts.
— Qu’est-ce que tu as découvert ? demanda Sarghov.
— On sait qu’ils ont un champ de pétrole, dont la production est minime, dans le Nord près de la frontière sibérienne, ainsi que quelques puits exploratoires dans le désert de Gobi. Ils possèdent aussi des permis d’exploration sur de vastes terrains autour du lac Baïkal. Mais leur véritable richesse, c’est un entrepôt d’équipement pétrolier au sud d’Oulan-Bator, près du dépôt ferroviaire, qui existe depuis des années. Ils ont également annoncé le début d’opérations minières dans une petite mine de cuivre près du Karakoram.
— Tout ça ne prouve pas en quoi leurs ressources sont phénoménales, fît remarquer Pitt.
— Certes, il s’agit seulement de leurs propriétés déclarées. Mais j’ai pu acquérir auprès du ministère de l’Agriculture et de l’Industrie une liste de certains de leurs biens, pour le moins étonnante.
Corsov fit rouler ses yeux pour leur signifier que le ministre n’était pas précisément au courant que l’information lui avait été transmise.
— Avarga a acquis les droits d’exploitation des mines et du pétrole sur de vastes étendues à travers le pays. Et, plus incroyable, ils se sont rendus propriétaires de milliers d’hectares de terres qui appartenaient à l’État. C’est un privilège inhabituel en Mongolie. Mes sources ont révélé que l’entreprise a payé une somme considérable au gouvernement mongol pour ces droits. Pourtant, à première vue, les finances de cette entreprise ne sont guère brillantes...
— Il y a toujours une banque quelque part désireuse de prêter de l’argent, dit Pitt. Peut-être ont-ils agi sous le couvert d’une autre compagnie minière ?
— Oui, c’est possible, mais je n’ai trouvé aucune preuve de cela. Ce qui est bizarre, c’est que la plupart de ces terrains se trouvent dans des régions dans lesquelles il n’y a a priori ni gisement de pétrole connu, ni mines. La plupart traversent le désert de Gobi, par exemple.
La serveuse réapparut, posant une assiette d’agneau rôti devant Corsov. Le Russe fourra un gros morceau de viande dans sa bouche, puis continua à parler.
— J’ai trouvé intéressant le fait que l’entreprise semble ne bénéficier d’aucun appui ni avoir de filiation politique, et qu’elle soit inconnue d’ailleurs de la majorité des membres du gouvernement mongol. Les affaires que cette entreprise a conclues l’ont apparemment été en liquide, mais la source est un mystère pour moi. En ce moment, le chef de l’entreprise se terre à Xanadu.
— Xanadu ? demanda Pitt.
— C’est le nom de la résidence du PDG, et également le siège de l’entreprise. Située à environ deux cent cinquante kilomètres au sud-est d’ici. Je ne l’ai jamais vue, mais un cadre de Yukos Oil m’en a parlé après y avoir été invité il y a quelques années. Il s’agit d’un palais, petit certes, mais richement décoré et construit sur le modèle de la résidence d’été d’un empereur mongol du treizième siècle. Elle reste une exception en Mongolie et, bizarrement, je ne connais aucun Mongol qui y soit entré.
— Encore les preuves d’une richesse dont on ne connaît pas la source, dit Sarghov. Alors, où sont nos prisonniers ? Est-ce qu’on les aurait emmenés dans l’entrepôt d’Oulan-Bator, ou bien à Xanadu ?
— C’est difficile à dire. Les camions pourraient facilement passer inaperçus à l’entrée et à la sortie de l’entrepôt, ce qui serait un bon point de départ. Dites-moi tout de même pourquoi ces géophysiciens auraient été enlevés ?
— C’est une bonne question, à laquelle nous aimerions trouver une réponse, répondit Pitt. Commençons par le site industriel. Est-ce que vous pouvez nous y faire entrer pour que nous jetions un coup d’œil ?
— Bien sûr ! répondit Corsov comme insulté par cette question. J’ai déjà étudié les lieux. La surveillance est assurée par deux gardes ; toutefois on devrait pouvoir y accéder par voie ferroviaire.
— Un petit coup d’œil en pleine nuit ne devrait gêner personne, déclara Giordino.
— Oui, je pensais bien que vous diriez ça. Vous avez seulement besoin de vérifier si oui non les prospecteurs de pétrole y sont bien. Une fois que nous en serons sûrs, nous pourrons pousser la police mongole à agir. Sinon, nous serons tous des vieillards quand les choses bougeront. Croyez-moi, camarades, le temps peut vraiment s’arrêter en Mongolie.
— Et cette femme, Tatiana, est-ce que vous avez des informations sur elle ?
— Malheureusement, non. Elle a pu voyager en Sibérie sous un faux nom, si l’on en croit les services d’immigration. Mais si elle fait partie d’Avarga et qu’elle se trouve en Mongolie, nous allons la trouver.
Corsov finit de dévorer son agneau et avala une deuxième bière chinoise.
— Minuit ce soir. Retrouvez-moi derrière l’hôtel et je vous conduirai à l’entrepôt. Bien sûr, vu mes fonctions, il est trop dangereux pour moi de vous accompagner, ajouta-t-il avec un sourire qui fit briller ses grandes dents.
— J’ai bien peur de ne pas pouvoir jouer les détectives moi non plus, dit Sarghov en brandissant son poignet bandé. Je ferai de mon mieux pour vous aider d’une autre manière, ajouta-t-il, contrarié.
— Ce n’est pas un problème, répondit Pitt. Il n’y a pas de raisons de créer un incident diplomatique entre nos deux pays. S’il se passe quelque chose, nous jouerons seulement les touristes égarés.
— Une petite intrusion inoffensive comme celle-là ne devrait pas présenter de grand danger, renchérit Sarghov.
Le visage jovial de Corsov devint soudain solennel.
— J’ai une nouvelle tragique à vous apprendre. Une équipe de prospecteurs pétroliers du groupe russe Lukoil a été prise au piège et tuée par des hommes à cheval dans les montagnes au nord, il y a près de deux jours. Quatre hommes ont été brutalement assassinés sans raison apparente. Un cinquième homme a assisté aux meurtres, mais a réussi à s’enfuir sans être vu. Un gardien de moutons l’a retrouvé épuisé et terrifié non loin du village d’Erôô. Lorsque l’homme est retourné sur les lieux avec la police locale, tout avait disparu : les corps, les camions, l’équipement technique, tout s’était volatilisé. Un représentant de l’ambassade est allé le chercher et l’a ramené en Sibérie, tandis que des dirigeants de Lukoil confirmaient la disparition de tout le reste de l’équipe.
— Y a-t-il un lien avec Avarga ? demanda Gior-dino.
— En l’absence de preuves, nous l’ignorons. Mais la coïncidence semble étrange, vous en conviendrez.
Le silence s’installa quelques instants, puis Pitt reprit la parole.
— Ivan, vous nous avez dit peu de choses au sujet des propriétaires d’Avarga. Qui est le visage derrière cette entreprise ?
— Les visages, en fait, corrigea Corsov. La société est immatriculée sous le nom d’un homme, Tolgoï Borjin. On dit qu’il a un frère et une sœur plus jeunes, mais je n’ai pas pu trouver leurs noms. La fameuse Tatiana pourrait bien être la sœur. Je vais tenter de réunir de plus amples informations. L’administration étant ce qu’elle est en Mongolie, on sait peu de choses sur cette famille, aussi bien au niveau public que privé. Les fichiers de l’État indiquent que Borjin a grandi dans une colonie de la province de Khentii. Sa mère est morte jeune et son père était un ouvrier contremaître. Comme je l’ai dit, la famille ne semble pas avoir d’influence politique particulière et ne brille pas par sa présence parmi la haute société d’Oulan-Bator. Je peux seulement répéter la rumeur selon laquelle cette famille se dirait apparentée à la Horde d’Or.
— Des riches, hein ? fit Giordino.
— Non, dit Corsov en secouant la tête. La Horde d’Or n’a rien à voir avec la fortune. C’est une référence généalogique.
— Avec un nom comme ça, ils ont bien dû avoir de l’argent à une époque.
— Oui, on peut dire ça comme ça. Une richesse ancienne et des terres. Beaucoup de terres. Presque tout le continent asiatique, à vrai dire.
— Vous ne voulez pas dire... commença Pitt.
Corsov le coupa avec un signe de tête.
— Mais si. Les livres d’histoire vous diront que les membres de la Horde d’Or étaient les descendants directs de Chinggis.
— Chinggis ? fit Giordino.
— Un conquérant et un tacticien accompli, peut-être le plus grand chef de l’époque médiévale, intervint Pitt avec respect. Mieux connu du monde sous le nom de Gengis Khan.
18
Vêtus de vêtements sombres, Pitt et Giordino quittèrent l’hôtel peu avant minuit, le dîner s’étant prolongé fort tard, non sans s’être fait remarquer en demandant à la réception où trouver les meilleurs bars de la ville. Bien que les touristes étrangers ne soient plus si rares à Oulan-Bator, Pitt, préférant ne pas attirer les soupçons, contourna, faussement nonchalant, le pâté de maisons, puis s’installa en compagnie de son ami dans un petit café face à l’entrée arrière de l’hôtel. Le café était bondé. Ils s’assirent à une des rares tables libres, dans un coin de la salle, et commandèrent deux bières en attendant que sonne minuit. Non loin d’eux, un groupe d’hommes d’affaires éméchés accompagnait bruyamment la barmaid rousse, qui jouait d’un instrument à cordes appelé « yattak », marmonnant des ballades. Pitt, amusé, remarqua qu’elle semblait jouer toujours la même chanson.
Corsov apparut à l’heure convenue au volant d’une berline grise Toyota. Il ralentit à peine lorsque Pitt et Giordino s’avancèrent pour monter dans le véhicule, puis accéléra de nouveau. Corsov prit l’itinéraire touristique et passa devant la grande place Sukhe-Bator, du nom de ce chef révolutionnaire qui avait vaincu les Chinois et déclaré l’indépendance mongole en 1921, sur cette même place, lieu de rassemblements et manifestations diverses. L’homme politique aurait sans doute été déçu de voir que l’attraction principale, à cette heure tardive, n’était qu’un groupe de rock local et leurs fans, vêtus à la mode grunge.
La voiture tourna vers le sud et quitta bientôt la circulation du centre-ville pour emprunter de petites rues latérales plongées dans l’obscurité.
— J’ai un cadeau pour vous sur la banquette arrière, dit Corsov en souriant de toutes ses dents.
Giordino fouilla derrière lui et trouva deux vieilles vestes en cuir pliées sur la banquette, ainsi que deux vieux casques de chantier jaunes.
— Cela vous protégera du froid et vous fera ressembler à deux ouvriers.
— Ou à deux clochards des bas quartiers, dit Giordino en enfilant une des vestes.
Le manteau était mité et Giordino crut bien qu’il allait faire exploser les coutures aux épaules. Il sourit en voyant que les manches de la veste de Pitt, elle-même bien trop petite pour lui, lui arrivaient au milieu des avant-bras.
— Pas de retoucheur ouvert 24 heures sur 24 dans le quartier ? demanda Pitt en levant un bras.
— Ha, ha, très drôle ! fit Corsov.
Il se baissa pour ramasser une grande enveloppe ainsi qu’une lampe de poche, qu’il tendit à Pitt.
— Voici une photo aérienne de la zone, avec les compliments du ministère de l’Urbanisme. Pas très détaillé, mais cela vous donnera une idée des lieux.
— Vous n’avez pas chômé ce soir, Ivan, dit Pitt.
— Avec une femme et cinq enfants, lança-t-il en riant, vous croyez que j’ai envie de rentrer à la maison après le travail ?
Comme ils atteignaient la limite sud de la ville, Corsov tourna vers l’ouest, suivant les rails de chemin de fer. Alors qu’ils passaient devant la gare principale d’Oulan-Bator, Corsov ralentit. Pitt et Giordino étudièrent rapidement la photographie à la lumière de la lampe-torche.
Le cliché aérien, en noir et blanc et légèrement flou, couvrait trois kilomètres carrés, Corsov ayant entouré en rouge l’usine Avarga. Il n’y avait pas grand-chose à voir. Deux grands entrepôts bordaient chaque extrémité du site rectangulaire, au milieu duquel avaient été construits de petits bâtiments. La plus grande partie de la cour, ceinte par un mur côté rue et grillagée sur l’arrière et les côtés, semblait être une zone de stockage en plein air pour les équipements divers. Pitt remarqua une voie ferrée qui partait de l’extrémité est de la cour et rejoignait la voie principale de la ville.
Corsov coupa les phares et se gara sur un parking vide. Le petit bâtiment attenant, sans toit, était maculé de suie. C’était une ancienne boulangerie, qui avait pris feu il y a bien longtemps, et dont il ne restait que des murs roussis et décrépits.
— La voie ferrée est juste derrière ce bâtiment. Suivez-la jusqu’à la cour. L’entrée est seulement protégée par une porte grillagée, expliqua Corsov à Pitt en lui tendant une paire de cisailles. Je vous attendrai au dépôt de chemin de fer jusqu’à trois heures, puis je ferai un bref passage ici vers trois heures quinze. Ensuite, vous serez seuls.
— Merci, Ivan, ne vous inquiétez pas, nous serons de retour, répondit Pitt.
— D’accord. Et rappelez-vous : si quelque chose tourne mal, c’est l’ambassade américaine que vous devez appeler, pas l’ambassade russe !
Pitt et Giordino se dirigèrent vers le bâtiment incendié et attendirent dans l’ombre que les feux de la voiture de Corsov aient disparu avant d’en faire le tour. À quelques mètres, ils trouvèrent le rail surélevé qui courait dans l’obscurité, qu’ils suivirent en direction de l’entrepôt éclairé un peu plus loin.
— Tu sais qu’on pourrait être en train de déguster la vodka locale dans ce petit café sympa, fit remarquer Giordino sous les rafales de vent glacé.
— Mais la barmaid était mariée, répondit Pitt. Tu aurais perdu ton temps.
— Je n’ai jamais trouvé que c’était une perte de temps de boire un coup. D’ailleurs, j’ai remarqué que le temps s’arrête souvent, dans les bars.
— Seulement jusqu’à l’addition. Écoute, retrouvons Theresa et ses amis, et la première bouteille de Stoli sera pour moi.
— Ça marche.
Longeant la voie de chemin de fer, ils progressèrent rapidement vers le site. Le portail qui barrait la voie était tel que Corsov l’avait décrit : une porte grillagée cadenassée à un épais poteau en acier. Pitt sortit de sa poche les cisailles et découpa rapidement le grillage en L inversé. Giordino n’eut plus qu’à le soulever pour aider son ami à passer dans l’ouverture, puis se faufila derrière lui.
L’aire de stockage était bien éclairée et, en dépit de l’heure tardive, on percevait une forte activité. Restant autant que possible dans l’ombre, Pitt et Giordino longèrent le mur du grand hangar en tôle côté est. Les portes coulissantes du bâtiment donnaient sur l’intérieur de la cour. Les deux hommes entrèrent discrètement, puis s’immobilisèrent, se cachant derrière l’une des immenses portes.
Depuis ce poste, ils avaient une vue très claire des lieux. À leur gauche, près de la voie ferrée, une bonne dizaine d’hommes s’affairaient autour de quatre wagons de fret équipés de plateaux. Une grue déposait des tubes d’un mètre vingt de long sur le premier wagon découvert, tandis que deux chariots élévateurs, munis de fourches, chargeaient des tiges de forage plus petites et des tubes de cuvelage sur les autres plates-formes. Pitt fut soulagé de constater que plusieurs hommes portaient des vestes marron miteuses et des casques de chantier semblables aux leurs.
— Tiges de forage pour un puits de pétrole et conduites de transfert au point de stockage, chuchota Pitt en observant le chargement. Rien d’inhabituel pour le moment.
— Sauf qu’ils ont assez de matos pour creuser jusqu’au centre de la terre et expédier le pétrole jusqu’à la lune, remarqua Giordino, balayant la cour du regard.
Pitt suivit son regard et hocha la tête. La zone de stockage était jonchée de larges tubes de douze mètres de long, empilés à la façon de gigantesques pyramides plus hautes qu’eux. On aurait dit une vaste forêt horizontale et métallique, très structurée.
Dans une partie latérale de la cour, une quantité tout aussi impressionnante de tubes de plus petit diamètre et de cuvelage étaient entassés.
Tournant la tête vers le hangar, Pitt se rapprocha et jeta un coup d’œil à l’intérieur. Il ne vit personne. Seule une radio portable, qui diffusait un tube pop méconnaissable dans un bureau latéral, indiquait la présence d’ouvriers dans le bâtiment. Entrant à grandes enjambées, il se dissimula derrière un camion garé près du mur. Bientôt rejoint par Giordino, les deux hommes passèrent les lieux en revue.
Une demi-douzaine de grands semi-remorques à plateau occupaient l’avant du bâtiment, coincés entre deux camions-bennes. Une profusion de pelles mécaniques et de bulldozers Hitachi étaient alignés contre un mur, tandis que le fond du hangar servait d’usine de fabrication. Pitt observa un tas de bras et d’axes de roulement en métal préfabriqués à divers stades d’assemblage. Un modèle presque achevé se tenait au centre, ressemblant à un grand cheval à bascule.
— Des pompes de puits de pétrole, dit Pitt en se rappelant les pompes de surface qu’il voyait étant enfant dans les champs en friche de Californie du Sud. Cependant, celles-ci semblaient plus petites et plus compactes que dans son souvenir quand, pour pomper le pétrole de puits à faible pression, on y avait recours pour extraire le liquide noir.
— On dirait plutôt un manège pour soudeurs, répliqua Giordino.
Il fît soudain un signe de tête en direction d’un bureau dans le fond, dans lequel on voyait un homme téléphoner.
Pitt et Giordino avançaient doucement, cachés par l’un des semi-remorques, et se dirigeaient vers l’entrée de l’entrepôt lorsque deux voix près de la porte les firent sursauter. Les deux hommes se baissèrent précipitamment et reculèrent vers l’arrière du camion pour s’accroupir derrière une large roue. Par les interstices de la roue, ils virent deux ouvriers passer de l’autre côté du camion, lancés dans une conversation animée, et qui se dirigeaient vers le bureau du fond. Pitt et Giordino longèrent rapidement la file de camions pour se retrouver à l’extérieur du bâtiment, se dissimulant au dos d’une pile de palettes vides.
— N’importe lequel de ces semi-remorques aurait pu se trouver au lac Baïkal, sauf qu’aucun ne ressemblait au camion couvert que nous avons vu sur le quai, chuchota Giordino.
— Nous n’avons pas encore exploré l’autre côté de la cour, répondit Pitt en indiquant le deuxième entrepôt.
Celui-ci se trouvait plongé dans l’obscurité, toutes portes fermées. Ils se frayèrent un passage entre divers cabanons de stockage qui encombraient la partie nord de la cour. À mi-chemin, ils tombèrent sur plusieurs autres cabanons et remarquèrent une petite loge de gardien qui marquait l’entrée principale du complexe.
Giordino sur les talons, Pitt la contourna, restant à distance, puis se rapprocha. S’arrêtant à la dernière remise, dans laquelle se trouvait une caisse pleine d’outils de chantier tachés de graisse, ils étudièrent le second hangar.
Il était de même dimension que le premier, mais dépourvu d’activité. La grande porte d’entrée coulissante était cadenassée, tout comme la petite porte latérale. Différence notable cependant : un garde armé était posté à l’entrée.
— Qu’est-ce qu’il y a à garder dans un dépôt de matériel de forage ? fit Giordino.
— Si on essayait de le découvrir ?
Pitt s’approcha de la caisse et fouilla parmi les outils.
— Autant avoir la tête de l’emploi, dit-il en soulevant une masse et la posant sur son épaule.
Giordino s’empara d’une boîte à outils métallique verte dont il vida le contenu, à l’exception d’une scie à métaux et d’une clé anglaise.
— Allons réparer la plomberie, patron, murmura-t-il en suivant Pitt.
Le duo s’avança à découvert en direction de la façade du bâtiment comme s’ils étaient chez eux. Au départ, le garde prêta peu d’attention aux deux hommes, qui, dans leurs manteaux élimés et avec leurs casques cabossés, ressemblaient à n’importe quels autres ouvriers du chantier. Mais lorsqu’ils se dirigèrent vers la petite porte d’entrée sans lui prêter la moindre attention, il s’exclama :
— Arrêtez ! leur lança-t-il en mongol. Où croyez-vous aller ?
Giordino s’arrêta, faisant mine de refaire son lacet. Pitt poursuivit son chemin comme si le garde n’existait pas.
— Arrêtez ! cria une nouvelle fois le garde qui se mit à avancer vers Pitt à pas traînants tout en sortant son arme de son holster.
Pitt continua de marcher jusqu’à ce que le garde ne soit plus qu’à un mètre de distance, puis il se retourna lentement et lui fit un grand sourire.
— Désolé, no habla, dit-il en haussant les épaules d’un air désarmant.
Le garde étudia les traits occidentaux de Pitt, méditant sa phrase, l’air confus. C’est alors qu’une boîte à outils verte surgie de nulle part le heurta à la tempe, lui faisant perdre connaissance avant même d’avoir touché terre.
— Je crois qu’il a cabossé ma boîte à outils, grommela Giordino, frottant une petite bosse sur un coin de l’objet.
— Peut-être qu’il est assuré. Bon, on ferait bien de changer de place le Bel au bois dormant.
Il essaya de tourner la poignée de la porte, mais cette dernière était verrouillée. Soulevant la masse, il abattit rageusement la tête en métal contre la poignée. La serrure se détacha avec fracas de l’encadrement de la porte qui s’ouvrit sur un simple coup de pied. Giordino avait déjà soulevé le garde par les aisselles, puis il le tira à l’intérieur pendant que Pitt refermait la porte.
Il faisait sombre, aussi Pitt appuya sur les interrupteurs de l’entrée, les néons illuminant le hangar. À sa grande surprise, le bâtiment était presque vide. Seules deux remorques à plateau occupaient une partie de l’immense entrepôt. L’un des plateaux était vide, mais l’autre abritait un grand objet dissimulé par une bâche en toile. Sa forme, aérodynamique, évoquait un wagon de métro. Il était presque le contraire de l’objet vertical immense qu’ils avaient découvert, caché sur le camion du lac Baïkal.
— Ça ne ressemble pas au joujou que l’on cherchait, fit remarquer Pitt.
— On pourrait tout de même essayer de percer le grand secret, répondit Giordino en sortant la scie à métaux de sa boîte à outils cabossée.
Sautant sur le plateau, il s’attaqua à l’amas de cordes qui emmaillotaient l’objet dans la toile comme une momie. Une fois coupées, Pitt tira sur la bâche.
Lorsqu’elle glissa sur le sol, ils découvrirent une machine en forme de tube, longue de près de dix mètres. Un enchevêtrement de tubes et de conduites hydrauliques reliaient la grande tête cylindrique à l’avant à un cadre tout au bout. Pitt fit le tour de la proue de l’engin pour l’étudier : un disque de deux mètres de diamètre garni de petits disques biseautés.
— Un tunnelier, déclara-t-il en passant la main sur l’une des têtes de coupe émoussées.
— Corsov a affirmé que cette société s’intéressait aussi aux mines. J’ai entendu dire qu’il y avait de belles réserves de cuivre et de charbon dans le pays.
— C’est un outil plutôt coûteux pour une compagnie pétrolière de deuxième ordre.
Un sifflement strident parcourut soudain toute la cour. Pitt et Giordino jetèrent un coup d’œil près de la porte et constatèrent que le garde avait disparu.
— Quelqu’un s’est réveillé et a appelé le service d’étage sans nous prévenir.
— Et moi qui n’ai même pas de monnaie pour le pourboire !
— Nous avons vu tout ce qu’il y avait à voir. Allons nous mêler à la foule.
Ils s’élancèrent vers la porte, que Pitt entrebâilla. De l’autre côté de la cour, trois gardes armés se dirigeaient vers eux à bord d’une Jeep. Pitt reconnut l’homme assis à l’arrière, se frottant la tête, qui n’était autre que celui que Giordino avait assommé.
Pitt n’hésita pas ; il ouvrit grand la porte et s’élança hors du bâtiment, Giordino sur les talons. Ils le contournèrent et coururent en direction du labyrinthe de tubes, entassés à côté de la voie ferrée. Leurs poursuivants leur criaient après, mais Pitt et Giordino disparurent rapidement derrière le premier empilement de tuyaux.
— J’espère qu’ils n’ont pas de chiens, murmura Giordino tandis qu’ils s’arrêtaient pour reprendre leur souffle.
— Je n’entends pas d’aboiement.
Avant de s’enfuir, Pitt s’était instinctivement emparé de la masse, qu’il leva pour rassurer Giordino. Puis il observa les tas de tuyaux autour d’eux afin d’élaborer une stratégie.
— Passons en zigzag au milieu des tuyaux pour atteindre la voie ferrée. Si nous réussissons à contourner la plate-forme de chargement sans nous faire voir, nous devrions réussir à gagner la sortie alors qu’ils nous chercheront encore de ce côté.
— Je suis derrière toi, répondit Giordino.
Ils repartirent, tournant à droite et à gauche des immenses tubes, l’édifice haut de plus de six mètres. À quelques mètres derrière eux, ils entendaient les gardes qui criaient, se lançant à leur poursuite. Les gigantesques palettes formaient un labyrinthe qui rappelait une forêt dense de séquoias, handicapant leurs poursuivants.
S’efforçant de progresser le plus possible en ligne droite, Pitt les emmena dans la direction des voies de chemin de fer, s’arrêtant une nouvelle fois derrière le dernier alignement de palettes. La voie finissait à quelques pas, et juste derrière se trouvait la limite sud du complexe, marquée par un mur en brique de quatre mètres de haut.
— Aucune chance de franchir ça, souffla Pitt. Il va falloir suivre la voie ferrée.
Ils bondirent vers les traverses et avancèrent vers la rampe de chargement à un pas rapide, essayant de ne pas attirer l’attention. Devant eux, on continuait à charger les wagons. Les ouvriers s’étaient brièvement interrompus lorsque l’alarme avait retenti, puis avaient repris leur travail en voyant les vigiles se diriger vers l’entrepôt.
Pitt et Giordino s’approchèrent de la plate-forme et longèrent la file de wagons, le casque baissé sur les yeux. Ils avaient presque dépassé le premier lorsqu’un contremaître en sauta pour atterrir devant Giordino. L’homme en touchant le sol perdit l’équilibre et trébucha contre Giordino, rebondissant contre le robuste Italien comme s’il s’était heurté à un mur en béton.
— Désolé, murmura l’homme en mongol, puis il regarda Giordino dans les yeux : Qui êtes-vous ?
Giordino vit une imperceptible inquiétude se peindre sur le visage de l’homme, à laquelle il mit prestement fin par un crochet du droit au menton. L’homme s’effondra, et sa chute fut immédiatement suivie d’un cri. Debout sur la voiture suivante, deux Mongols avaient surpris le geste de Giordino. Les ouvriers firent demi-tour et se mirent à courir vers la cour en hurlant afin d’attirer l’attention des vigiles à bord de la Jeep qui sortait tout juste du hangar.
— Pour une sortie discrète, c’est raté, fit Pitt.
— Je te jure que je n’ai rien demandé à personne, murmura Giordino.
Pitt regarda en direction de la grille qu’ils avaient découpée en entrant. S’ils couraient, ils avaient une chance de l’atteindre avant que la Jeep les rattrape, mais les gardes étaient juste derrière eux.
— Il nous faut faire diversion, dit vivement Pitt.
Essaie d’attirer la Jeep pendant que je trouve une solution...
— Attirer l’attention ne posera pas de problème.
Ils se glissèrent alors sous le wagon et rampèrent jusqu’à l’autre côté. Pitt resta dans l’ombre tandis que Giordino bondissait à découvert et se mettait à courir en direction des tuyaux. Une seconde plus tard, plusieurs ouvriers s’élancèrent à sa poursuite, éclaboussant de poussière et de gravillons le visage de Pitt. En relevant la tête, il vit la Jeep tourner brusquement, ses phares capturant la silhouette de Giordino au loin.
C’était à Pitt de jouer à présent. Il sortit prestement de sa cachette et courut jusqu’au wagon suivant. L’un des chariots élévateurs à fourche s’occupait de charger une palette de tubes de cuvelage sur le plateau lorsque Pitt fonça vers la cabine du chauffeur. Brandissant la masse, il bondit à l’intérieur de la cabine et abattit la lourde tête de l’outil sur le pied du conducteur avant même de toucher le plancher. Celui-ci, interloqué, regarda Pitt avec de grands yeux avant même de sentir la douleur. Pitt souleva à nouveau la masse au moment où l’homme, les deux orteils brisés, poussait un premier cri.
— Désolé, mon vieux, mais j’ai besoin d’emprunter votre machine, dit Pitt.
L’opérateur, abasourdi, s’enfuit hors de la cabine par la porte opposée comme s’il avait des ailes et disparut dans l’obscurité avant que Pitt ne le frappe une deuxième fois. Pitt lâcha la masse et se glissa sur le siège, puis éloigna rapidement le chariot élévateur du wagon. Ayant déjà manœuvré cet engin des décennies plus tôt, alors qu’il était lycéen et travaillait chez un vendeur de pièces détachées, il se rappela rapidement le fonctionnement des commandes. Il fit pivoter le chariot sur son unique roue arrière et appuya sur l’accélérateur, dirigeant la fourche vers Giordino.
Le partenaire de Pitt avait zigzagué dans le labyrinthe de tuyaux jusqu’à ce qu’il voie un garde armé lui barrer la route. La Jeep arrivait du centre de la cour, les deux autres gardes à bord, suivie de trois ouvriers. Ceux-ci n’étant pas armés, Giordino avait donc toutes ses chances. Il s’immobilisa puis fit volte-face, chargeant frontalement son premier poursuivant. L’homme, surpris, hésita quelques secondes, mais fut pris de court par Giordino qui lui fonça dedans, lui donnant un coup d’épaule dans l’estomac. On aurait dit un taureau déchaîné chargeant une poupée de chiffon. Un souffle d’air sortit des lèvres de l’homme, puis son visage devint bleu et il s’affaissa sur l’épaule de Giordino. Le solide Italien ne perdit pas un instant et projeta le poids mort en avant sur le deuxième ouvrier, qui le talonnait d’un pas. Les trois corps entrèrent en collision violemment, Giordino se servant de l’homme qu’il portait sur l’épaule comme d’un bélier. Dans un enchevêtrement de bras et de jambes, tous trois tombèrent sur le sol, Giordino sur les deux ouvriers.
En un instant il se remit sur pied, prêt à affronter le suivant. Cependant le troisième ouvrier, un homme longiligne avec de grands favoris, les avait adroitement évités pour se positionner derrière Giordino. Quand Giordino se releva, « Favoris » lui sauta sur le dos, passant un bras autour de son cou, lui bloquant la respiration. L’Italien était traqué : la Jeep s’arrêtant dans un crissement de pneus tandis que le garde à pied s’approchait en criant, son arme à la main. Se rendant compte qu’il ne pouvait s’échapper, Giordino se détendit sous l’étranglement, songeant que sa diversion n’avait pas franchement réussi.
Derrière le pare-brise, il aperçut le conducteur qui le regardait d’un air triomphant comme s’il venait d’attraper un gibier de choix. Le garde satisfait, manifestement le chef de l’équipe de sécurité, s’apprêtait à descendre de la Jeep, quand, tout d’abord intrigué puis paniqué, il vit une silhouette jaune bondir de l’obscurité.
Pitt, traversant la cour à vive allure, avait abaissé la fourche de son chariot et se dirigeait droit sur le conducteur de la Jeep. Le passager laissa échapper un cri et tenta de se dégager, mais le chauffeur, lui, ne pouvait faire grand-chose. La fourche s’enfonça dans la Jeep comme dans du beurre, les deux bras enserrant le siège du conducteur. Le nez du chariot élévateur s’écrasa alors contre la portière, traînant la Jeep de guingois sur plus d’un mètre et projetant ses occupants dans les airs par l’autre côté. Les deux gardes roulèrent au sol tandis que le véhicule s’immobilisait à côté d’eux. Pitt passa rapidement la marche arrière et s’écarta de la voiture écrabouillée.
Profitant du choc dû à la collision, Giordino réagit immédiatement lorsque le bras de « Favoris » faiblit. Saisissant le poignet de l’homme, Giordino lui flanqua un coup de coude dans les côtes. Ce fut suffisant pour désarçonner l’ouvrier et permettre à Giordino de lui échapper. Il se retourna et évita de justesse le coup de pied circulaire de « Favoris », qu’il contra par un direct du droit juste sous l’oreille de son adversaire. Celui-ci tomba à genoux, fixant Giordino d’un air éberlué.
Il restait encore le garde à pied, et armé. Giordino fut soulagé de constater qu’il ne pointait plus son arme dans sa direction. En effet, il se concentrait sur le chariot élévateur, qui fonçait à présent droit sur lui. En proie à la panique, le garde tira deux coups en direction de la cabine, puis s’écarta de la trajectoire du véhicule. Pitt, tapi au fond de la cabine, entendit les balles siffler au-dessus de sa tête. Alors il braqua à fond le volant en passant près du garde. Le chariot maniable pivota immédiatement et en un instant, Pitt fut de nouveau sur les talons de l’homme. Celui-ci, surpris, trébucha en essayant d’échapper à la fourche, tombant la tête la première sur son chemin. Pitt abaissa vivement la fourche, se préparant à frapper.
L’homme aurait dû rouler sur le côté, pourtant il essaya de se relever et courir. Lorsqu’il y parvint, une dent de la fourche lui effleura le dos et se prit dans sa veste. Pitt abaissa le levier et fit monter la fourche au-dessus de la cabine, soulevant le garde dans les airs. Battant des bras et des jambes, le vigile lâcha son arme en essayant désespérément de s’accrocher à la fourche pour ne pas tomber.
— Tu sais que tu risques de blesser quelqu’un avec ce truc, si tu ne fais pas attention, dit Giordino en sautant dans la cabine, s’accrochant à un arceau au plafond.
— La sécurité en premier, telle est ma devise, fit Pitt. Mais peut-être l’ai-je oublié ?
Il avait déjà fait demi-tour et accélérait le long de la voie ferrée en direction de la grille. Alors qu’il passait devant l’aire de chargement, plusieurs ouvriers s’avancèrent, menaçants, avant de battre en retraite devant le chariot élévateur lancé à vive allure, le garde toujours accroché à la fourche qui appelait à l’aide.
Pitt aperçut une haute pile de barils de pétrole devant eux et il vira dans cette direction.
— Terminus pour les passagers de première classe, murmura-t-il.
Fonçant droit sur les futs, il écrasa les freins à seulement quelques mètres. Le chariot émit un grincement et patina, puis s’arrêta cahin-caha contre la rangée inférieure de barils. Le choc projeta en avant le garde, qui atterrit comme un ballot de foin sur la rangée supérieure. Tout en faisant marche arrière, Pitt l’entendit jurer : le garde était toujours en vie.
Pitt positionna le chariot en direction du portail et écrasa la pédale d’accélérateur ronde, pied au plancher.
On entendait des cris près de la Jeep accidentée, et Pitt, jetant un coup d’œil derrière lui, put voir les deux hommes se relever, se lançant à sa poursuite. Malgré les salves de coups de feu, qui s’abattirent sur le chariot dans un bruit métallique, Pitt poursuivit sa route, distançant ses assaillants.
À l’approche de la grille, Pitt colla le chariot à la voie ferrée jusqu’à ce que la roue droite rencontre les traverses en bois.
— Ah, je vois qu’on va jouer les béliers, dit Giordino en surveillant les manœuvres de Pitt, se préparant au choc.
Pitt visa la partie gauche de la grille et s’accrocha au volant. La dent gauche de la fourche percuta de front le poteau et trancha le gond inférieur, tandis que la droite découpait le grillage. Le nez du chariot emboutit ensuite la grille de plein fouet. Sous la violence du choc, il fut soulevé un instant dans les airs puis la grille sortit de ses gonds avant de voler sur le côté.
Pitt dut se débattre avec les commandes pour empêcher le chariot de basculer, lancé à grande vitesse. Le chariot cabossé rebondit sur les voies et sur la piste gravillonnée qui les bordait, avant de retomber sur ses trois roues. Pitt suivit le sentier, sans relever le pied de l’accélérateur.
— J’espère que notre chauffeur est en avance, s’écria Pitt.
— Il a intérêt. On ne devrait plus les tenir très longtemps à distance.
Giordino, qui s’était retourné, aperçut les phares d’un autre véhicule qui longeait la voie ferrée en direction de la grille défoncée.
Pitt força encore sur les commandes du chariot qui cahotait dans les nids-de-poule et les cailloux sous l’obscurité étoilée. Pour éviter d’être une cible trop parfaite, il roulait tous phares éteints. Quand l’ombre de la boulangerie incendiée apparut enfin au sommet de la colline, Pitt coupa les gaz.
— Tout le monde descend, dit-il en appuyant sur le frein jusqu’à l’arrêt complet.
Il sauta hors du véhicule à la recherche d’une grande pierre plate. Faisant pivoter le volant du chariot afin de le diriger à nouveau vers le sentier, il posa la pierre sur l’accélérateur et sauta hors du véhicule. Le chariot jaune dévala la pente, bourdonnant tranquillement tout en disparaissant dans la nuit.
— Quel dommage ! Je commençais à m’attacher à cette machine, murmura Giordino tout en remontant rapidement la colline.
— Espérons qu’un éleveur de chameaux du désert de Gobi en fera bon usage.
Une fois au sommet, ils s’abritèrent derrière un mur en ruine de l’ancienne boulangerie et observèrent le parking. Aucun signe de Corsov.
— Fais-moi penser à dire du mal du KGB la prochaine fois que nous serons en public, lança Giordino.
À sept cents mètres de là, ils aperçurent soudain la lueur rouge de feux de stop.
— Espérons que c’est notre homme, fit Pitt.
Le duo s’élança et descendit la rue en courant. En entendant le bruit des pneus sur les gravillons, ils sautèrent sur le bas-côté, hésitants, tandis qu’une voiture surgissait dans le noir, tous feux éteints. C’était la Toyota grise.
— Bonsoir, messieurs, lança Corsov avec un grand sourire tandis que Pitt et Giordino montaient dans le véhicule.
Son haleine saturait l’habitacle de vapeurs de vodka.
— La soirée a été bonne ?
— À tel point que nos hôtes ont eu envie de nous raccompagner.
Derrière la boulangerie, ils virent les phares des Jeep arriver au sommet de la colline. Sans un mot, Corsov fit demi-tour et s’élança à toute allure. Quelques minutes plus tard, il fonçait dans un dédale de petites ruelles pour se retrouver soudain derrière leur hôtel.
— Bonne nuit, messieurs, lança Corsov d’une voix pâteuse. Nous nous réunirons demain afin que vous puissiez me faire votre rapport.
— Merci, Ivan, dit Pitt. Soyez prudent.
— Ne vous en faites pas.
Tandis que Pitt claquait la portière, la Toyota s’élança et disparut au coin de la rue dans un hurlement de pneus. Tandis qu’ils regagnaient l’hôtel à pied, Giordino s’arrêta brusquement, la main tendue. De l’autre côté de la rue, de la musique et des rires s’échappaient du petit café, toujours plein à cette heure tardive.
Giordino se tourna vers Pitt en souriant.
— Je crois, chef, que tu me dois bien cette petite diversion.
19
Theresa, assise dans le bureau, lisait un rapport sur l’activité sismique, le regard perdu à des milliers de kilomètres de là. Une déprime mélancolique, teintée de colère, s’était peu à peu installée, due au choc qu’elle avait éprouvé à la mort brutale de Roy. Il avait été comme un frère pour elle et son exécution la nuit précédente était douloureuse et inacceptable. Le cauchemar s’était précisé lorsque Tatiana était apparue dans la cour quelques instants après la mort de Roy. Avec des yeux furieux qui crachaient des flammes, elle l’avait menacée :
— Si vous n’obéissez pas, c’est le même sort qui vous attend !
Le garde qui avait tué Roy avait reçu l’ordre de ramener brutalement Theresa à sa chambre et de ne pas la laisser sans surveillance.
Depuis, elle et Wofford avaient été sous surveillance constante. Elle regarda vers l’entrée du bureau, devant laquelle étaient postés deux gardes à la mine patibulaire qui la dévisageaient. Leurs dels, tuniques de soie aux couleurs vives, étaient trompeuses : ils restaient des tueurs hautement entraînés.
À ses côtés, Wofford, sa jambe blessée posée sur une chaise, étudiait un rapport géologique. Il avait été choqué par la mort de Roy, mais semblait s’en être rapidement détourné. Sans doute se concentrait-il sur sa tâche pour dissimuler ses émotions, songea Theresa.
— Autant leur fournir le travail qu’ils attendent, lui avait-il dit. C’est probablement la seule chose qui nous maintient en vie.
Peut-être avait-il raison, pensait-elle en essayant de décrypter le rapport qu’elle avait en main. Il s’agissait de l’étude stratigraphique d’un bassin dans une zone non identifiée. C’était précisément le type de géologie idéale qui laissait espérer la probabilité de la présence de réserves de pétrole souterraines.
— Ce sous-sol semble prometteur, où que ce soit, dit-elle à Wofford.
— Regarde ça, répondit-il en déroulant un document imprimé.
Il s’agissait d’une « coupe sismique », une image retravaillée sur ordinateur montrant plusieurs couches sédimentaires dans une zone restreinte. La carte avait été élaborée par une équipe de prospection sismique qui s’occupait d’envoyer artificiellement des chocs dans le sous-sol afin d’enregistrer la propagation du son. Theresa se leva pour avoir une meilleure vue de l’ensemble et examina la carte avec un intérêt renouvelé. Cela ne ressemblait à aucun relevé sismique qu’elle avait pu voir auparavant. La plupart des profils étaient d’ordinaire opaques et flous, comme une tache de Rorschach laissée sous une averse, mais cette image-ci était nette, les strates souterraines clairement délimitées.
— Incroyable, fit-elle remarquer. Cela a dû être réalisé grâce à une toute nouvelle technologie. Je n’ai jamais rien vu d’aussi précis.
— Cela surpasse de loin ce que nous avons l’habitude d’utiliser sur le terrain. Mais il y a encore mieux, ajouta-t-il.
Wofford posa le doigt sur une forme bulbeuse au bas de la page qui s’étendait au-delà des limites du relevé. Theresa se pencha pour l’étudier attentivement.
— Cela ressemble à un piège anticlinal classique de très bonne taille, dit-elle en montrant la couche de sédiments en forme de dôme.
Cette forme particulière ne trompait pas les géophysiciens : elle révélait la présence plus que probable de gisements de pétrole.
— De très bonne taille, en effet, répondit Wofford.
Il s’empara de plusieurs profils semblables et les étala sur la table.
— Ce piège anticlinal s’étend sur plus de quarante kilomètres, et il y en a six autres plus petits dans la même région.
— Ce sont les conditions idéales pour un gisement.
— Oui, ces images sont prometteuses... bien qu’on ne puisse jamais en être totalement sûr.
— Et tu dis qu’il y en a six autres ? Mais alors c’est une réserve potentielle gigantesque !
— Au moins six autres. Je n’ai pas encore passé en revue tous les rapports, mais c’est hallucinant. À vue de nez, cette seule image nous informe qu’il pourrait y avoir deux milliards de barils dans cet unique piège. Si tu y ajoutes les autres, ça te fait plus de dix milliards de barils. Et ce seulement sur un champ. Impossible de dire combien cela ferait sur la région entière.
— Incroyable. Où ce champ est-il situé ?
— C’est là le hic. Quelqu’un a enlevé soigneusement toutes les références géographiques concernant les données. Je peux seulement dire que ce champ est souterrain et que sa surface est plate et principalement composée de grès.
— Tu veux dire que nous venons peut-être de découvrir des gisements aussi importants que ceux de la mer du Nord et que tu ne sais pas où ils se trouvent ?
— Effectivement, je n’en ai pas la moindre idée.
* * *
Entre deux gorgées de thé, Sarghov riait tellement que son gros estomac tressautait.
— Vous avez chargé en pleine nuit aux commandes d’un chariot élévateur et embroché un garde d’Avarga dans les airs ! s’esclaffa-t-il. Vous autres Américains avez toujours le goût de la mise en scène !
— J’aurais préféré une sortie un peu plus discrète, répondit Pitt, assis face au professeur à la table du café, mais Al n’avait pas envie de marcher et préférait être véhiculé.
— Et pourtant nous avons quand même failli rater le dernier appel, fit Giordino avec un sourire tout en sirotant son café du matin.
— Je suis sûr que les responsables sont en train de se creuser les méninges, à se demander pourquoi deux Occidentaux se baladaient la nuit dans leur entrepôt. Dommage que cela n’ait rien donné concernant la disparition de nos amis...
— Le seul élément intéressant était ce tunnelier. Il était caché sous une bâche en toile, tout comme l’objet qui s’est mystérieusement envolé du cargo au lac Baïkal.
— Il est possible que la machine ait été dérobée et qu’on l’ait fait entrer clandestinement dans le pays. La Mongolie n’a pas facilement accès à la haute technologie, peut-être l’entreprise ne veut-elle pas que le gouvernement soit au courant de son équipement perfectionné.
— Oui, c’est possible, répondit Pitt. J’aimerais tout de même savoir ce qu’ils cachaient sur ce navire.
— Alexander, l’enquête sur les enlèvements a-t-elle progressé ? demanda Giordino avant de mordre dans un petit pain beurré.
Sarghov leva les yeux et aperçut Corsov qui entrait dans ce café animé face à la place Sukhe-Bator.
— Je vais laisser notre expert local répondre à cette question, dit-il en se levant pour saluer son ami de l’ambassade.
Corsov leur fît son sourire de loup et approcha une chaise de la table.
— Je suppose que tout le monde a passé une bonne nuit, dit-il à Pitt et Giordino.
— Seulement jusqu’à ce que la vodka ne fasse plus effet, dit Pitt avec un sourire narquois, voyant Giordino qui souffrait d’un léger mal de crâne.
— Ivan, nous discutions justement de l’enquête. Y a-t-il des nouvelles officielles ? demanda Sarghov.
— Niet, lança Corsov, son visage jovial soudain solennel. La police nationale n’a toujours pas été chargée de l’affaire, puisque la requête d’investigation est encore bloquée au ministère de la Justice. Toutes mes excuses, messieurs, je me suis apparemment trompé en déclarant qu’Avarga n’avait aucune influence sur le gouvernement. Il est clair que les hautes instances sont corrompues.
— Chaque heure compte pour Theresa et les autres, dit Giordino.
— Notre ambassade fait tout son possible par voie officielle. Et de mon côté bien sûr, je suis des pistes par des moyens plus officieux. Ne vous inquiétez pas, mon ami, nous allons les retrouver.
Sarghov termina sa tasse de thé et la reposa sur la table.
— J’ai peur que nous ne puissions guère exiger plus d’Ivan. Les autorités mongoles n’en font qu’à leur tête, mais elles vont bien finir par devoir répondre aux demandes répétées de notre ambassade, et ce en dépit des pots-de-vin qui ralentissent l’enquête. Il serait mieux de rester en retrait et d’attendre que Fécheveau bureaucratique soit démêlé avant de faire quoi que ce soit d’autre. De mon côté, je dois regagner Irkoutsk afin d’y faire mon rapport sur les dommages du Vereshchagin. Je me suis permis de réserver des billets d’avion pour nous trois cet après-midi.
Pitt et Giordino lancèrent un regard entendu à Corsov, puis se tournèrent vers Sarghov.
— En fait, nous avons déjà d’autres projets de voyage, Alexander, déclara Pitt.
— Vous retournez directement aux États-Unis ? Je pensais que vous repassiez d’abord en Sibérie pour y retrouver votre camarade Rudi.
— Non, nous n’allons ni aux États-Unis, ni en Sibérie pour l’instant.
— Je ne comprends pas. Quelle est votre destination ?
Les yeux verts de Pitt pétillèrent tandis qu’il répondait :
— Un lieu mythique appelé Xanadu.
20
Le réseau d’informateurs de Corsov avait de nouveau fonctionné à merveille. Bien que le gouvernement central d’Oulan-Bator soit devenu plus démocratique après la chute de l’Union soviétique, il y avait encore une minorité communiste non négligeable dans les rangs du gouvernement, dont certains restaient proMoscou. C’était un petit analyste du ministère des Affaires étrangères qui avait prévenu Corsov de la visite imminente d’un officiel chinois, une opportunité en or pour Pitt et Giordino, avait pensé Corsov.
On attendait très prochainement l’arrivée du ministre chinois du Commerce, venu officiellement pour visiter une nouvelle usine d’énergie solaire récemment ouverte aux abords de la capitale. Pourtant, officieusement, la plus grande partie de l’emploi du temps du ministre serait dévolue à une visite privée chez le président du groupe Avarga, dans sa résidence personnelle au sud-est d’Oulan-Bator.
— Je peux vous faire rejoindre son escorte motorisée, ce qui vous permettra de passer la porte d’entrée de Borjin. Pour le reste, ce sera à vous de jouer, avait dit Corsov à Pitt et Giordino.
— Sans vouloir vous vexer, personne ne croira que nous appartenons à la délégation chinoise.
— Ce n’est pas un problème, puisque vous ferez partie de l’escorte de l’État mongol.
Giordino plissa le front : il ne voyait pas ce que cela changeait.
Corsov s’expliqua. En vue de la réception organisée en fin de journée pour l’arrivée du ministre, une escorte envoyée par le ministère des Affaires étrangères accompagnerait la délégation chinoise pour la soirée. Mais le lendemain, lorsque la délégation visiterait l’usine avant de se rendre au siège d’Avarga, seule une petite équipe de sécurité mongole escorterait le ministre.
— Donc nous rejoignons les Services secrets mongols ? demanda Pitt.
Corsov hocha la tête.
— Il s’agit en réalité d’officiers de la police nationale. J’ai dû légèrement les inciter à vous intégrer dans l’escorte de sécurité. Vous prendrez la place de vrais gardes du corps à l’usine d’énergie solaire et vous suivrez le cortège jusqu’à Xanadu. Comme je vous l’ai dit, je serais ravi d’envoyer mes propres hommes pour cette mission.
— Non, répondit Pitt, dorénavant nous prendrons seuls les risques. Vous vous êtes déjà assez mouillé pour nous.
— Je pourrai tout nier en bloc. Quant à vous, je vous fais confiance pour ne pas révéler vos sources, ajouta-t-il dans un sourire.
— Promis juré.
— Bien. Surtout, rappelez-vous de garder un profil bas et essayez d’obtenir les preuves que vos amis sont encore sur les lieux. C’est la seule façon d’obliger les autorités mongoles à agir.
— C’est ce que nous comptons faire. À combien s’élèvent les pots-de-vin ?
— Quelle affreuse expression, répondit Corsov l’air peiné. Je suis dans le business du renseignement, donc sachez que tout ce que vous pourrez m’apprendre sur Avarga, M. Borjin et ses aspirations me dédommagera largement de ce que j’ai déboursé pour vous intégrer à l’escorte de police. Ce qui signifie que je vous attends ici demain soir pour le bortch.
— Voilà qui est tentant, fit Giordino avec un grognement.
— Une dernière chose, ajouta Corsov avec un large sourire. Essayez de ne pas oublier de garder le ministre chinois en vie.